Cahier des charges : grandeurs physiques, vecteurs, gyreurs

De Jacques Lavau
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Le triangle sémantique-références expérimentales

Cette théorisation minoritaire semble originale, et due à Danièle Morange, alors assistante à l'Université Lyon 2.

Elle insiste sur le fait que la seule opposition entre signifiant et signifié, qui semblait suffire aux linguistes, est largement insuffisante pour les tâches pédagogiques : l'enseignant et encore plus l'élève ont besoin des situations concrètes de référence, où l'on se confronte à la réalité que l'on prétend traiter par des symboles de langage et/ou de dessin.

Depuis que nos enfants sont tout petits, ils apprennent par confrontation : le concept de "lapin" s'acquiert en fréquentant des lapins. Très peu de nos enfants ont vu en vrai des fous de Bassan plonger pour attraper le poisson qui s'échappe de la poche du chalut, mais nous pouvons leur faire voir des photos ou des films, et ils sauront identifier la particularité la plus spectaculaire des fous de Bassan : c'est bien une expérience sensorielle valide, quoiqu'indirecte.

Les mathématiques, la géométrie sont issus de gestes de métiers. Ces métiers ont pu disparaître, ou sont encore actuels, l'essentiel est que nous sachions y faire une référence exacte. Un menuisier fera le même meuble, qu'il tienne sa fausse équerre dans un sens ou l'autre : voilà la référence de métier concret, pour les angles non orientés. A un carrefour sur la route, ou en mer, ou en vol, tourner de 30° à droite ou 30° à gauche n'aura pas du tout les mêmes résultats quant à la route suivie. En avion, piquer de 15° ou grimper de 15°, c'est concrètement fort différent. Voilà des angles orientés.


Discussion originale sur le groupe fr.sci.physique en mai 2008: Re: La microphysique est-elle ondulatoire, quantique, ou poltergeist ?

Extraction du message qui concerne la didactique : Pas de concepts sans références concrètes préalables.


Quel peut être le cahier des charges pour le signifié, qui le sépare nettement des références ?

Le signifié doit être une catégorie, relevant déjà d'un niveau d'abstraction et de généralisation par rapport aux quelques références concrètes auxquelles chacun d'entre nous peut accéder dans sa vie. Les références n'en sont que des exemples, dont la suite des expériences nous dira si ce jeu d'exemples est suffisant, et dépourvu de contradictions ou d'hétérogénéités.

Vous devez pouvoir mettre l'enfant devant la référence de base : Voilà, c'est ça un ours, un phoque, un chêne...

Le concept se construit ensuite progressivement, en se confrontant notamment à ses frontières, et d'abord à ses antagonistes. Voici un chêne à port de peuplier. Voici un chêne dont les feuilles miment celles du saule. Et voici encore un chêne du Japon, à feuilles de châtaignier. Et voici l'yeuse, à feuilles de houx... Finalement c'est le gland qui est le critère botanique du genre Quercus (500 espèces) dans la famille des fagacés.

Quand j'étais petit, le concept de "pinnipède" englobait les phoques et les otaries. Maintenant, on sait qu'ils descendent de deux ancêtres terrestres différents.
Référence concrète : au zoo de Vincennes, les otaries nagent constamment en acrobaties perpétuelles, en se servant largement de leurs nageoires antérieures pour évoluer comme des martinets aquatiques. Les phoques dorment au fond du bassin, ne venant à la surface que pour reprendre de l'air.

Les documentaires nous ont aussi montré leurs différences dans leurs locomotions terrestres. Là encore, les otaries se servent largement davantage de leurs antérieurs, quand les phoques se contentent de ramper à coup de reins.

Nos références sont donc là les livres - mmh, pas terribles - les documentaires, et nos visites au zoo.

Donc Danièle Morange nous invitait à construire nos didactiques puis nos pédagogies sur le triangle complet : référence, signifié, signifiant.


Si les mots reflètent les faits, les idées seront justes

Fin 18e siècle, un éditeur va demander à Louis-Bernard GUYTON DE MORVEAU (chimiste français, 1737-1816) qui enseigne la chimie à Dijon de rédiger un Dictionnaire de la Chimie pour l'Encyclopédie méthodique. Guyton de Morveau comprit que l'écriture de cet ouvrage devrait être l'occasion pour mettre de l'ordre dans le fatras des termes utilisés en chimie. Les premiers contacts entre LAVOISIER et Guyton datent de 1775, mais ils ne travaillent ensemble qu'à partir de 1785 sur la nouvelle nomenclature.

Pour Étienne BONNOT DE CONDILLAC (philosophe français, 1715-1780) l'emploi de termes précis est essentiel dans l'élaboration d'une théorie : "L'analyse ne nous apprendra donc à raisonner qu'autant qu'en nous apprenant à bien faire notre langue ; et tout l'art de raisonner se réduit à l'art de bien parler" (Logique, Ch. V).

Cela fera écrire à Lavoisier : "Il est temps de débarrasser la chimie des obstacles de toutes espèces qui retardent ses progrès ; d'y introduire un véritable esprit d'analyse, et nous avons suffisamment établi que c'était par le perfectionnement du langage que cette réforme devait être opérée... pourvu que ce soit une méthode de nommer, plutôt qu'une nomenclature elle s'adaptera naturellement aux travaux qui seront faits par la suite ; elle marquera d'avance la place et le nom des nouvelles substances qui pourront être découvertes."
Pour faire cette nomenclature, Lavoisier, Guyton et quelques autres chimistes vont établir des règles simples qui pour la plupart subsistent encore de nos jours :
• Chaque substance doit avoir un nom et ne pas être une périphrase. Par exemple la base de l'air vital devient oxygène (qui génère les acides), ou encore l'azote (ou radical nitrique) remplace base de l'air phlogistiqué ou mofète atmosphérique...
• Le nom d'un composé chimique doit en évoquer les constituants et le caractériser sans rappeler le nom de l'inventeur. Ainsi le sel de Glauber devient du sulfate de soude, le sédatif devient de l'acide boracique (on dit maintenant acide borique) et l'acide vitriolique de l'acide sulfurique.
• Toute substance de composition incertaine doit recevoir une dénomination ne signifiant rien, plutôt qu'une autre pouvant exprimer une idée fausse.
• Les termes nouveaux sont à former d'après les racines prises dans les langues mortes les plus généralement répandues, c'est-à-dire le grec et le latin. Ainsi oxygène = générateur d'acide (Lavoisier pensait que tous les acides contenaient de l'oxygène), hydrogène = générateur d'eau, azote = empêche la vie (zôein, "vivre" en grec). Voici ce que Lavoisier écrit : "Les noms au surplus qui sont actuellement en usage, tels ceux de poudre d'algaroth, de sel alembroth, de pompholix, d'eau phagédénique, de tirbith minérale, d'ethiops, de colcothar, et beaucoup d'autres ne sont ni moins durs, ni moins extraordinaires ; il faut une grande habitude et beaucoup de mémoire pour se rappeler les substances qu'ils expriment, et surtout pour reconnaître à quel genre de combinaison ils appartiennent. Les noms d'huile de tartre par défaillance, d'huile de vitriol, de beurres d'arsenic et d'antimoine, de fleurs de zinc, etc. sont plus ridicules encore, parce qu'ils font naître des idées fausses ; parce qu'il n'existe à proprement parler, dans le règne minéral, et surtout dans le règne métallique, ni beurre, ni huile, ni fleurs ; enfin parce que les substances qu'on désigne sous ces noms trompeurs, sont la plupart de violents poisons."
Certains termes vont perdre en poésie mais gagner en compréhension. Les cristaux de Vénus deviennent nitrate de cuivre, les fleurs de Jupiter oxyde d'étain, le sucre de Saturne acétate de plomb et la Lune cornée du muriate d'argent.
Le tableau de la nomenclature va comporter six colonnes

  1. Colonne I : les "substances non décomposées" ; on y trouve la lumière, la chaleur mais aussi l'oxygène, l'hydrogène et l'azote.
  2. Colonne II : les substances "mises à l'état de gaz Par le calorique", on y rencontre le gaz hydrogène.
  3. Colonne III : les substances "combinées avec l oxygène" : eau, acide carbonique, acide sulfurique...
  4. Colonne IV : les substances "oxygénées gazeuses" ; gaz acide carbonique, gaz acide sulfureux...
  5. Colonne V : les substances "oxygénées avec bases" les sulfates, les carbonates, les nitrates...
  6. Colonne VI : Les substances "combinées sans être portées à l'état d'acide" : carbure de fer, sulfure, ...

Ce traité va paraître en 1787 sous le titre de Méthode de nomenclature chimique. Sa publication va avoir des côtés très positifs pour l'élaboration de la chimie et de sa clarification. Avant cette nouvelle méthode, le gaz carbonique possédait au moins vingt noms différents. Malheureusement il y a également des côtés négatifs, ainsi les traités d'alchimie deviennent inintelligibles à cause du vocabulaire et certains travaux anciens tomberont dans l'oubli. Avant Lavoisier on utilisait le même langage dans les amphithéâtres et dans les ateliers, après, les langages deviennent différents, ce qui va provoquer un divorce entre le milieu des universitaires et celui des artisans.

"L'acide sulfurique exprimera le soufre saturé d'oxygène autant qu'il peut l'être ; c'est-à-dire ce qu'on appelait acide vitriolique. L'acide sulfureux exprimera le soufre uni à une moindre quantité d'oxygène ; c'est-à-dire ce qu'on nommait acide vitriolique sulfureux volatil, ou acide vitriolique phlogistiqué.
Sulfate fera le nom générique de tous les sels formés de l'acide sulfurique.
Sulfite fera le nom des sels formés de l'acide sulfureux."

Extrait de l'ouvrage "Méthode de nomenclature chimique"
L'information provient d’un manuel pour classes de secondes : Techniques des Sciences Physiques, chez Dunod, sous la direction de René Prunet, 1994.


Vers une normalisation interprofessionnelle des degrés d'abstraction

Voici un schéma déjà ancien, résumant mon idée sur la stratification des degrés d'abstraction :

Schema abstraire.gif

Physiciens, notre métier est de faire des modèles physiques, et si possible des théories physiques. Mario Bunge (Philosophie de la physique, trad. au Seuil, 1975) nous a appris que nous utilisons, explicitement ou clandestinement, trois classes d'axiomes, ou postulats :

  1. les axiomes formels, mathématiques et logiques, que nous empruntons à nos voisins,
  2. les hypothèses sémantiques (Ceci désigne ...) qui sont de notre responsabilité,
  3. les hypothèses physiques, qui nous incombent aussi.

En ce qui me concerne, j'interviens ces temps-ci sur le terrain où la communauté scientifique des physiciens et des enseignants de sciences est gravement négligente : les hypothèses sémantiques.
C'est en constatant ces carences que j'ai été contraint de formaliser des niveaux d'abstractions normalisés. Cela bouscule toutes leurs habitudes, c'est évident... Ce n'est pas par sadisme que j'ai proposé cette normalisation, mais parce que j'ai constaté que c'est un prérequis des communications interprofessionnelles fiables et fécondes.

L'application pratique a été vivement controversée : un angle est-il un nombre ou une grandeur physique ? Les auteurs se sont taxés réciproquement de confusion. Plus précisément, je soutenais que si un argument de fonction sinus est bien un nombre, il n'en reste pas moins qu'un angle est un descripteur de quelque chose, donc appartient à l'étage des grandeurs physiques :

L'argument d'une fonction sinus réelle, fonction décrite par son développement de Mac Laurin, est bien un nombre réel. OK. C'est un fort argument pour que les mathématiciens préfèrent qu'un angle soit exprimé dans l'unité radian, de préférence à toute autre : le nombre de radians donne l'argument le plus simple pour la série de Mac Laurin.
La déviation que chaque train d'aimants fait prendre au faisceau d'électrons à 6 GeV, dans le générateur de rayonnements gamma et X synchrotron à la limite N.O. de Grenoble (ESRF : The European Synchrotron Radiation Facility), est une réalité physique. L'angle de déviation est un descripteur physique. Ce descripteur se compose d'une unité physique d'angle, et d'un nombre signé, multipliant cette unité physique, et enfin d'un sub-descripteur, décrivant l'équiplan (la direction de plan) contenant cette déviation angulaire, et du sens de rotation positif dans cet équiplan, et enfin un pointeur pointant sur la base active.

Ce nombre multiplieur dépend de l'unité d'angle choisie.

Dans l'espace R3, on peut aussi disposer ce descripteur de rotation comme une matrice de rotation 3x3, et avec toujours un pointeur sur le repère de coordonnées actif ( qui lui-même a un pointeur vers son tenseur métrique). Si ce repère est cartésien, du genre longueur x longueur x longueur, nous voilà dispensés de manipuler explicitement l'unité d'angle, mais dans un repère inhomogène comme le cylindrique, le sphérique ou d'autres plus exotiques, l'unité d'angle est réintroduite par la définition même des coordonnées et du tenseur métrique.

"Descripteur", retenez bien ce mot. Il est nouveau pour un enseignant de physique, mais les ingénieurs en génie logiciel le connaissent bien, et en font un usage professionnel irréprochable. Il faudra penser à rattraper ce retard conceptuel.


Voilà, à vous maintenant.