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Auteur Sujet: Comment les USA pourraient semer le désordre au Myanmar – 1/4  (Lu 2380 fois)

JacquesL

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Guerres Hybrides 7. Comment les USA pourraient semer le désordre au Myanmar – 1/4

http://lesakerfrancophone.fr/guerres-hybrides-7-comment-les-usa-pourraient-semer-le-desordre-au-myanmar-1-4

Par Andrew Korybko – Le 11 octobre 2016 – Source orientalreview.org


andrew-korybko

Le Myanmar constitue le dernier pays membre de l’ASEAN que nous étudierons dans notre série sur les Guerres hybrides : ce pays est de loin le plus propice à l’ensemble de ce méthodes de changement de régime. À dire vrai, depuis son accession à l’indépendance en 1948, ce pays a toujours connu à des degrés divers l’une ou l’autre forme de guerre hybride ;




jusqu’en 1988, on a surtout observé ce que l’on peut appeler aujourd’hui des méthodes de guerre non conventionnelle. À partir de cette année, les révolutions de couleur ont été intégrées au modèle de déstabilisation appliqué au pays, et ont constitué l’une des « solutions » à la guerre civile la plus longue du monde. Au passage, ce changement de modèle a permis le ralliement automatique de la communauté internationale (occidentale), et a donné au processus de guerre hybrides les apparats de « justification » nécessaires à l’approbation du grand public, si facile à manipuler.

On peut considérer le Myanmar comme un cas d’école en matière de Guerre hybride, et ce à plus forte raison dans le climat géopolitique contemporain. Tout est en place pour une explosion violente, et le pays est truffé de risques asymétriques qui mettent en jeu sa stabilité. Ce sont les actions des puissances étrangères, conspirant contre l’unité du pays depuis son indépendance en s’appuyant sur les différences entre groupes ethniques – pour en tirer tel ou tel bénéfice, qui ont amené la situation à ressembler à une poudrière. Le gouvernement militaire, au pouvoir pendant des décennies, endosse également la responsabilité des infortunes du pays ; il a échoué à instaurer un sentiment solidaire et durable d’appartenance à une nation, même si, pour être franc, les défis pour accomplir cette tâche étaient considérables.

En l’état, le gouvernement de Suu Kyi s’emploie à institutionnaliser les divisions internes de l’État, en implémentant un fédéralisme sur la base des failles identitaires du pays, qui verrait chaque région du pays – définie selon des lignes identitaires et de contrôle par des rebelles – disposer d’une souveraineté importante sur ses affaires internes. Ce mécanisme pourrait surtout fragmenter le pays, et l’empêcher de jamais fonctionner comme une entité intégrée, et les principaux bénéficiaires de cette « Balkanisation » imposée depuis l’extérieur seraient sans aucun doute les sociétés étrangères (occidentales) qui s’intéressent aux ressources du pays, ainsi que les forces armées de l’État qui leur sont affiliées. Ces dernières ne demandent qu’à utiliser les mini-États que cela engendrerait comme des « nénuphars », dans leur volonté de sauter de l’un à l’autre pour s’approcher de la frontière chinoise autant que ce faire se peut.

L’objectif géostratégique est de contrôler ou de paralyser les projets d’infrastructures transnationaux multipolaires menés par la Chine et qui impliquent le pays ; le couloir énergétique Chine-Myanmar ouvert en janvier 2015 constituant la cible la plus nette des deux types de manœuvres. Les USA ont déjà réussi à mettre la pression sur le gouvernement du Myanmar en lui faisant jeter l’éponge sur les projets ambitieux – à pas moins de 20 milliards de dollars – de la Chine de construire une voie ferrée sur ce couloir, chose qui avait démontré le niveau de contrôle étasunien sur Naypyidaw avant même l’arrivée de facto de Suu Kyi, leur mandataire, au pouvoir. Mais la Chine a vu ces événements venir de loin, et a commencé, chose inédite, à courtiser la dirigeante de l’« opposition » et à s’impliquer directement dans les affaires intérieures d’un pays partenaire, pour la toute première fois de son histoire. Si la Chine réussit effectivement à conclure un accord avec Suu Kyi, et maintient son niveau d’influence sur le pays tout en protégeant les actifs énergétiques qu’elle y possède (sans parler des possibilités d’étendre les investissements en infrastructures), alors on pourra s’attendre à voir les USA répliquer en déchaînant une Guerre hybride contre le pays : les étasuniens préféreront voir le Myanmar réduit en cendres plutôt que de le voir fonctionner comme tremplin pour les projets de multipolarité menés par Pékin.

La situation intérieure du pays est extraordinairement compliquée, en raison des variables à multiples niveaux qui ont impacté les événements depuis des décennies ; mais on peut faire un tour des aspects les plus pertinents de l’histoire du Myanmar : cela constitue une bonne entrée en matière pour en saisir la situation. C’est ce que nous allons faire à partir de ce point, suite à quoi nous embrayerons assez naturellement vers l’histoire des tentatives de Révolution de couleur dans le pays, et nous détaillerons la manière dont Suu Kyi a pu finalement arriver au pouvoir, plus de vingt ans après que les USA aient commencé à l’y destiner. Après cela, notre étude étudiera les contours de la guerre civile au Myanmar, avant de souligner le rôle géopolitique central du pays vis-à-vis de trois projets d’infrastructures de connectivité transnationales – dont deux constituent des instruments d’accroissement des influences unipolaires sur l’État. Enfin, notre dernière partie s’appuiera sur tous les éléments passés en revue pour établir les scénarios de Guerre hybride les plus plausibles, que les USA pourraient façonner pour déstabiliser au maximum la périphérie de la Chine et mettre un terme à l’opportunité la plus prometteuse de la Chine de lever sa dépendance stratégique sur le Détroit de Malacca.



Une nation en évolution

Le pays qu’on appelle aujourd’hui Myanmar s’appelait auparavant Birmanie, et les gouvernements qui refusent de reconnaître la légitimité des autorités qui le dirigent actuellement continuent d’utiliser ce nom d’avant 1989. Dans un souci de cohérence, l’auteur utilisera Birmanie pour décrire le Myanmar dans les temps précédant ce changement, et nous utiliserons le nouveau nom, tel qu’en vigueur légalement et décrit par la constitution, dès lors que nous parlons du pays post-1989. L’histoire du Myanmar est vaste, et s’inscrit sur des périodes millénaires, mais l’objet de notre étude se limitera à l’étude des événements du passé qui ont façonné son état contemporain. Ces aspects étant posés, quatre périodes de temps sont à distinguer : des temps anciens à la seconde guerre mondiale ; les années d’U Nu et de Ne Win suivant l’indépendance birmane ; la période couvrant l’échec de la Révolution de couleur « 8888 » de 1988 jusque la Révolution de Safran de 2007, également tenue en échec ; et le rôle central actuel du Myanmar en Asie, ainsi que la transition électorale vers le gouvernement dirigé par Suu Kyi.

Un royaume devenu colonie

Le récit de l’histoire ancienne birmane peut se résumer ainsi : la majorité démographique Bama s’est peu à peu imposée comme force dominante de la région. Le pays étant localisé dans la péninsule d’Indochine, directement en face de la baie du Bengale, qui appartient à l’Inde, le peuple birman a connu une forte indianisation, et a par conséquent adopté une attitude très pieuse envers le Bouddhisme. La démonstration la plus éclatante en réside dans la ville historique de Bagan, capitale de l’ancien Royaume Pagan, où les souverains avaient fait ériger des milliers de structures bouddhistes. Cette entité politique s’est scindée vers 1287, après quoi le plus gros du territoire birman se trouva réparti en trois entités différentes : le Royaume de Mrauk U dans l’État contemporain de Rakhine ; le Royaume d’Ava dans ce qu’on appelle aujourd’hui la « Haute Birmanie » (ou Birmanie amont/centrale) ; et le Royaume de Hanthawaddy ou « Basse Birmanie » (ou région du delta de l’Irrawaddy).

Le Royaume de Mrauk U, de majorité ethnique Rakhine/Arakanese, put maintenir sa souveraineté jusque 1784, grâce à la protection géographique que lui offraient les montagnes de l’Arakan. Mais les Royaumes d’Ava et de Hanthawaddy entrèrent en lutte l’un contre l’autre, suivant le parcours du fleuve Irrawaddy, avec le Toungoo, ancien satellite d’Ava, qui prit le dessus en 1541. C’est donc l’année où les deux « Birmanies » furent unifiées, ce qui relégua au passé les rivalités entre les portions haute et basse, et le début de la construction de l’empire régional légendaire de Bayinnaung. Cette figure historique réussit à unifier les zones contemporaines du Nord-Est de l’Inde (les « Sept Sœurs »), le Myanmar (à l’exception de l’État de Rakhine/Mrauk U), la Thaïlande et le Laos, et à diriger l’ensemble, mais ses conquêtes tombèrent en désagrégation peu après sa mort. En réponse, la Birmanie et le Siam entrèrent régulièrement en guerre, jusqu’au milieu des années 1800 ; ces affrontements restèrent principalement centrés sur les zones du Nord de la Thaïlande et de la péninsule de Tenasserim, c’est-à-dire qu’ils furent surtout circonscrits autour de la zone frontalière actuelle entre le Myanmar et la Thaïlande.



La dynastie Konbaung succéda à la dynastie Toungoo en 1752, et au plus haut de sa grandeur, contrôla le Nord-Est de l’Inde et le Mrauk U, ce dernier depuis 1785 et jusqu’à nos jours. Cela revient à dire que le territoire contemporain de l’État de Rakhine resta historiquement séparé de la Birmanie des centaines d’années durant, si bien que ses habitants cultivèrent un sentiment propre d’identité et de fierté. On reviendra sur ce point plus loin ; que le lecteur n’oublie pas à ce stade que la zone est marquée par un sentiment profond d’identité et de fierté historique à part, qui s’apparente directement à la situation actuelle du nationalisme bouddhiste opposé à la minorité musulmane qu’on appelle « Rohingya »/Bengali. La dynastie Konbaung ne fit pas long feu, l’empire britannique avait en effet des vues sur la Birmanie, et la colonisa continûment au cours d’une suite de trois guerres entre 1824 et 1886.

La première guerre anglo-birmane se tint de 1824 à 1826, et vit le Royaume-Uni prendre le contrôle du Nord-Est de l’Inde, du Mrauk U, et de la péninsule birmane aux abords des monts Tenasserim. Dans les faits, le Mrauk U ne fut ainsi intégré à la Birmanie unifiée que pour une durée de moins de 40 ans, avant de s’en retrouvé séparé à nouveau pendant 60 ans, ce qui souligne le développement historique séparé qu’il connut par rapport au reste du pays. Après cette guerre, l’Empire britannique attaqua de nouveau le pays de 1852 à 1853 pour prendre le contrôle des zones relevant anciennement du Hanthawaddy, en Basse Birmanie. C’est la troisième guerre anglo-birmane, de 1885-1886, qui conclut la colonisation du pays. Sur le papier, les Britanniques tenaient l’ensemble du territoire birman, mais en pratique, ils avaient du mal à assurer le contrôle des régions frontalière des États actuels de Shan, Kachin, et Chin. C’est à cette époque que débutent les difficultés du Myanmar, qui n’ont pas cessé à ce jour, et qui voient ces régions périphériques résister à l’exercice de la souveraineté de la part de l’autorité centrale.

Pendant l’occupation, les Britanniques essayèrent de gommer le problème en recrutant des frontaliers dans l’administration coloniale et dans l’armée, en particulier ceux qui s’étaient convertis au christianisme. Les zones frontalières connaissaient une forte présence missionnaire américaine, qui avait exercé un prosélytisme actif depuis le début du XIXème siècle. La conversion avait pris dans de large pans des ethnies « Karen » – il s’agit d’un qualificatif exonyme donné à certaines tribus à la frontière Thaï – et, chose importante, ce groupe resta l’un des plus loyaux envers les Britanniques durant toute la période coloniale. Et sans surprise, à l’Indépendance, ce groupe, ayant perdu ses privilèges administratifs, constitua l’un des premiers groupes périphériques à entrer en rébellion contre le gouvernement et à embraser ce qui allait se transformer en guerre civile la plus longue du monde. Les différences identitaires des groupes vivant aux frontières de la Birmanie posaient donc déjà un défi aux autorité dès le début de l’occupation, mais ce facteur de tension fut utilisé comme levier d’influence contre les ethnies Bama et la majorité centrale bouddhiste, dans une stratégie de diviser pour mieux régner, par et au profit des Britanniques.


L’entrée de l’armée britannique à Mandalay le 28 novembre 1885, à la fin de la troisième guerre anglo-birmane.

Au départ, le Royaume-Uni administrait la Birmanie comme une région indienne, et ce n’est qu’en 1937 que le pays s’est vu accordé le statut de colonie séparée. Le nationalisme birman ainsi que le sentiment anti-colonial commencèrent à monter au début des années 1900, puis se stabilisèrent jusqu’à la seconde guerre mondiale. La colonie fut envahie par les Japonais début 1942, s’appuyèrent sur une armée recrutée localement mais entraînée à l’étranger, appelée « Armée d’indépendance birmane » : ce corps était aux côtés de l’armée japonaise pour « justifier » leur agression. L’histoire se souvient que ce groupe intégrait Aung San et les Trente Camarades, nom utilisé de nos jours pour désigner les Birmans qui partirent chercher un soutien étranger au mouvement indépendantiste. On retrouva la plupart d’entre eux à des postes d’influents sous le régime japonais, chose qu’ils mirent à profit ultérieurement pour renforcer un mouvement d’indépendance légitime opposé aux fascistes. Aung San, par exemple, fut en 1943 nommé Ministre de la guerre de ce que les japonais déclarèrent constituer une « Birmanie indépendante » ; mais il devait plus tard se retourner contre ses protecteurs, et devenir sans doute le plus célèbre héros de l’indépendance de son pays, et le fondateur internationalement reconnu de l’État moderne. À la fin de la Seconde guerre mondiale, la Birmanie réussit à s’assurer un soutien à l’international pour que la Thaïlande mette fin à son annexion de l’État de Shan, à l’Est (il s’agit des régions situées à l’Est du fleuve Salween), et put ainsi restaurer la souveraineté de Yangon sur la zone, à l’image de ce qu’elle fut avant la guerre.

U Nu et Ne Win

Initialement, entre 1948 et 1988, la Birmanie ne fut dirigée que par deux hommes : U Nu et Ne Win. U Nu fut le premier Premier ministre birman, et Ne Win fut chef de cabinet des forces armées jusqu’à son coup d’État de 1962 (il occupa préalablement le poste de Premier ministre par intérim lors d’une brève période avant cela). La seule raison pour laquelle ils purent s’emparer du pouvoir fut l’assassinat d’Aung San, le héros de l’indépendance, à l’été 1947 – la Birmanie obtint officiellement l’indépendance l’année suivante. Avant sa mort, il avait contribué aux négociations de l’Accord de Panglong avec les diverses minorités ethniques du pays : l’accord avait institué une construction fédérale flottante, qui constitua une solution de compromis permettant l’unité nationale. Les zones frontalières de Shan, de Kachin et de Chin, en particulier, se virent accorder une « autonomie complète en terme d’administration interne », mais les Karen n’en bénéficièrent pas, ayant boycotté l’événement. Ils fondèrent dès lors une insurrection contre-gouvernementale, qui infusa puis éclata en guerre d’indépendance en 1949 : c’était le début officiel de la guerre civile, qui allait rapidement impliquer toutes les autres minorités périphériques.


Le général Ne Win

Malgré l’état de guerre qui faisait rage dans les campagnes, U Nu espérait voit la Birmanie se stabiliser et se transformer en État non-aligné. Sa politique étrangère ne favorisa ni l’un ni l’autre des deux blocs, malgré l’opposition de son armée et de lui-même aux rebelles communistes qui combattaient dans l’arrière-pays. Mais sur la scène internationale, Yangon ne prit jamais le parti Occidental, et s’efforça au contraire de conserver une certaine indépendance, alors que la Guerre froide battait son plein. Mais malgré tous ses efforts, le gouvernement ne parvenait pas à pacifier la situation insurrectionnelle de ses frontières, et la rébellion communiste restait une menace pour la stabilité du pays. U Nu et Ne Win parvinrent à un accord politique secret, prévoyant que Ne Win dirigerait le pays de 1958 à 1960 pour atténuer la crise anti-gouvernementale qui croissait dans le pays, et avait commencé à voir se soulever dangereusement des habitants des zones urbaines contre les autorités. Mais cette ruse fut un échec, et à la première crise politique d’ampleur, qui survint en 1962, Ne Win s’empara tout bonnement du pouvoir au travers d’un coup d’État.

Cette prise de pouvoir appela, sur la scène internationale, à la mise au ban de la Birmanie par l’Occident. L’une des raisons résidait en la personne d’U Thant, de nationalité birmane, qui fut Secrétaire général de l’ONU de 1961 à 1971 : le grand public fut plus exposé à connaître les événements politiques importants du pays, et fut incliné à considérer le coup d’État comme un développement négatif. Derrière cette perception, il faut savoir que Ne Win mit rapidement en place ce qu’il appelait la « voie birmane vers le socialisme », qui tendait vers un modèle économique centralisé et la nationalisation de la plupart des entreprises du pays. Ces événements se tenant au plus fort de la Guerre froide, il aurait été impossible qu’ils soient considérés de manière plus positive par les USA et leurs alliés. Et pourtant, face à cette mise au ban et l’opprobre générale, Ne Win ne rallia pas complètement son pays au bloc soviétique.

Le dirigeant militaire croyait que la Birmanie devait s’en tenir à une politique étrangère rigoureusement non alignée, et le Parti communiste birman (PBC), soutenu par la Chine, continuait de constituer une menace pour la stabilité du pays. L’URSS et la Chine avaient déjà commencé à faire preuve de frictions l’une contre l’autre, et on craignait à Yangon que s’approcher trop près de Moscou pourrait faire tomber le PCB sous influence soviétique à la place des influences chinoises, et que le parti politique ne devienne un outil d’influence géostratégique pour mettre la pression sur le gouvernement (par exemple, pour lui faire accepter d’installer des bases militaires). La Birmanie prenait également garde à ne pas irriter son grand voisin chinois, malgré l’assistance de ce dernier au PCB, pour ne pas envenimer la situation régionale ; des échanges trop marqués avec l’Union Soviétique au même niveau qu’avant tous ces événements auraient pu avoir cette conséquence. C’est ainsi que l’URSS fut maintenue à distance raisonnable, ce qui n’empêcha pas des relations bilatérales assez fructueuses entre les deux États ; les relations entre les deux pays ne furent jamais troublées. La Birmanie réussit à tirer profit de sa dépendance envers l’Union Soviétique, de manière pragmatique, même si les niveaux d’échanges économiques entre les deux pays n’atteignirent jamais ceux qu’avaient précédemment connus le pays avec l’Occident.


Le Maréchal soviétique Georgiy Zhukov, et le Premier Ministre birman U Nu (à gauche) s’adressent au parlement de Birmanie à Rangoon, en février 1957.

Sur le plan des affaires intérieures, Ne Win eut à se défendre contre quelques manifestations étudiantes qui très vite mirent en cause sa prise de pouvoir. Il suspendit la constitution du pays (ainsi que l’Accord de Panglong), ce qui eut pour effet de bord de ré-attiser les tensions ethno-régionales : les activités des insurgés aux frontières du pays connurent un boom. Ce fur particulièrement flagrant dans les États de Shan et de Kachin, et le gouvernement fut amené à y répondre en augmentant ses opérations dans ces zones, ce qui vint intensifier la guerre civile. Ne Win tenta de faire baisser les tensions après la mise en place de la constitution de 1974, qui accordait symboliquement le statut d’« État » à ces régions, ainsi qu’à celles de Rakhine et de Karen. Autre forme menée par Ne Win, le contrôle de l’armée sur le gouvernement fut aboli et l’administration du pays fut confiée au Parti du programme socialiste birman (PPSB), qu’il avait établi juste après son coup d’État de 1962. Quoique le pays fût dès lors formellement dirigé par un gouvernement civil de cette date jusqu’au ré-établissement d’un pouvoir militaire en 1988, l’influence individuelle de certains membres de l’armée y reste très forte : le fait que le général Ne Win assurât la direction du PPSB pour maintenir son rôle d’intendant sur la Birmanie en constitue une bonne illustration.

La Révolution de couleur « 8888 », la Chine, et la Révolution de Safran

Suu Kyi
Malheureusement, Ne Win ne parvint pas à relancer l’économie du pays, qui maintint sa trajectoire sur une spirale descendante au cours des 14 années qui suivirent. Les prix des denrées alimentaires s’envolèrent et les dépenses sociales du gouvernement plongèrent. Résultante évidente de cette combinaison : les conditions nécessaires à une déstabilisation imminente étaient rassemblées. L’État sombra dans l’endettement, mais les autorités furent contraintes d’apporter un afflux important de capitaux vers l’armée, afin de contrer les menaces que posait l’interminable guerre civile. Les erreurs de gestion de l’État constituèrent l’étincelle qui mit le feu aux poudres d’une crise économique qui couvait, et les choix monétaires à courte vue qui s’ensuivirent déclenchèrent un effondrement financier. Les détériorations des conditions de vie insufflèrent la vie à un mouvement d’opposition qui végétait, et qui finit par éclater publiquement fin 1987. Cette force anti-gouvernementale connu des hauts et des bas mais se poursuivit jusqu’à l’été 1988 ; au mois d’août, elle présentait toutes les caractéristiques évidentes de ce qui est à présent connu sous le nom de Révolution de couleur. L’armée fut provoquée à commettre des actions violentes, et comme il fallait s’y attendre, l’État fut jeté dans le chaos peu après. Ne Win démissionna le 8 août 1988, après les événements que l’Occident nomma le « soulèvement 8888 » pour les soutenir.

L’état de chaos perdura dans le pays jusqu’à ce que le Conseil d’État pour la paix et le développement (CEPD) rétablisse l’ordre le 18 septembre, mais la courte période d’intérim permit à la mandataire de la Révolution de couleur, Aung San Suu Kyi, d’atteindre le statut d’icône mondiale. Fille du dirigeant Aung San – de la période précédent l’indépendance – elle avait passé la plus grande partie de sa vie à l’étranger, vivant au Royaume-Uni avant de revenir en Birmanie. Elle était revenue au pays soigner sa vieille maman, juste au bon moment politique, et décida spontanément (si l’on en croit le récit des médias dominants occidentaux) de saisir l’instant et de devenir une icône anti-gouvernementale. Totalement inconnue jusqu’alors, le nom qu’elle avait hérité de son père lui permit très rapidement de résonner dans la mémoire patriotique que la plupart des Birmans continuaient de cultiver, puisque ce nom rappelait la période d’accès à l’indépendance de leur pays. Alors que la Birmanie brûlait sous leurs yeux, du fait de la Révolution de couleur qui s’y déchaînait, nombreux furent ceux qui ressentirent une attraction romantique envers Suu Kyi, uniquement du fait de son nom, qui les faisait rêver au destin qu’aurait pu connaître leur pays après la seconde guerre mondiale, si le héros Aung San n’avait pas été assassiné.


Aung San Suu Kyi
Ces émotions brutes, déclenchées à dessein à un moment d’effondrement national soigneusement préparé à l’avance, et sur fond de peurs manipulées, furent faciles à exploiter par Suu Kyi et ses soutiens de la Révolution de couleur, dans leurs tentatives de prendre le pouvoir ; mais le rétablissement surprise de l’ordre par le CEPD vint contrecarrer leurs projets. Un peu plus d’une semaine plus tard, le 27 septembre 1988, Suu Kyi y répondit en créant la Ligue nationale pour la démocratie (NLD), pour « légitimer » institutionnellement ses projets de changement de régime, et pour constituer le vecteur qui la propulserait au pouvoir qu’elle avait jusqu’alors échoué à saisir. La même année, le CEPD changea le nom du pays : de Birmanie en Myanmar ; suivirent des élections en mai 1990. La NLD avait tiré parti des 20 mois écoulés et mené une campagne tambours battants pour sa cause « pro-démocratie », et malgré l’assignation à résidence de Suu Kyi depuis juillet 1989, ils réussirent à recueillir presque 60% des suffrages lors de cette élection. L’armée, comprenant qu’un gouvernement mené par la NLD constituerait avant tout un succès des USA et de leur Révolution de couleur – dans la lignée des exemples qui avaient précédé en Europe de l’Est –  décida de reprendre le contrôle du pays, et refusa de reconnaître les résultats. Promesse fut faite par les dirigeants militaires de maintenir l’unité nationale jusqu’à ce que les conditions intérieures permettent un transfert politique.

L’assignation à résidence de Suu Kyi fut maintenue par l’armée, et se poursuivit quasiment sans interruption jusqu’à sa libération en 2010. Mais au lieu de la voir pour ce qu’elle était, à savoir l’étape nécessaire à la sauvegarde de la sécurité nationale, elle fut, sous l’influence étasunienne, interprétée et largement relayée par les grands médias internationaux, comme une « oppression politique », ce qui transforma la personne de Suu Kyi en une icône mondiale pour la « démocratie ». La décision politiquement influencée de lui attribuer le Prix Nobel de la Paix en 1991 apporta la garantie que son nom demeure connu du grand public partout sur la planète. Les années qui suivirent, jusqu’à sa libération, furent conséquemment marquées par une Révolution de couleur lente et de basse intensité, et d’une pression sans fin en faveur d’un changement de régime. Il est difficile, même rétrospectivement, de proposer une meilleure solution à la menace évidente que posait Suu Kyi sur la prise de contrôle de l’État par une puissance étrangère, par mandataire interposé : les autres options que les autorités militaires avaient sous la main n’étaient pas légions. Il n’aurait pu être question pour eux de la faire assassiner, du fait de l’immense respect qu’ont tous les habitants du Myanmar pour sa lignée (quels que soient par ailleurs leurs différends envers ses politiques et ses protecteurs).

Le facteur Chine

Les autorités militaires, peu après leur prise de pouvoir sur le pays, décidèrent rapidement d’établir un partenariat stratégique avec la Chine. Les relations entre les deux pays avaient longtemps été très tièdes, la Guerre sino-birmane de 1765 à 1769, qui avait débouché sur la préservation de l’indépendance birmane face aux avances de la Dynastie Qing, ayant laissé ses traces. Les interactions entre les deux pays avaient après cela été maigres, en raison notamment du fait que la Birmanie avait eu à se défendre face à l’empire britannique après cela, et avait fini par tomber sous le joug de Londres. La célèbre Route birmane fut empruntée pour ravitailler les forces anti-japonaises durant la Seconde guerre mondiale, mais les relations avec le voisin chinois du nord s’était rapidement étiolées dès lors que la République populaire de Chine avait commencé à soutenir le Parti communiste birman ; ces relations demeurèrent tendues jusqu’au changement de politique en la matière par la Chine dans les années 1980. Ce dernier revirement fut très favorable au Myanmar, son économie s’étant alors effondrée, et l’Union Soviétique s’étant révélée incapable de le soutenir efficacement. L’isolement international que subit le Myanmar après l’arrêt abrupt de la Révolution de couleur par le CEPD – qui fut par la suite renommé en Conseil d’État pour la restauration de la loi et de l’ordre, ou CERLO – amena le pays à rechercher des alliances en vue de s’approvisionner en armes, en fonds, et en soutien international : la Chine était plus que disposée à aider le Myanmar sur ces trois domaines.



Du point de vue chinois, le Myanmar dispose de larges ressources inexploitées, qui pourraient contribuer fortement au développement de la province chinoise voisine de Yunnan. En outre, la mise en place d’un partenariat stratégique avec le Myanmar stabiliserait sa frontière Sud, et préviendrait toute surprise (c’est en tous cas ce qui fut anticipé). La Chine identifia le Myanmar, à raison, comme le vecteur le plus fiable pour faciliter ses accès à l’Océan Indien en évitant Malacca, accordant par là une importance stratégique au pays aux yeux de Pékin. Diversifier la dépendance de la Chine envers le détroit de Malacca pour l’accès aux routes commerciales maritimes constitue l’un des objectifs stratégiques les plus importants pour les dirigeants chinois, et disposer d’un accès aux ressources physiques – y compris hydro-électriques – du Myanmar constitue la cerise sur le gâteau dans cet accord. Pour aller plus loin, la conclusion d’un partenariat stratégique supplémentaire le long des frontières indiennes va également valoriser la position chinoise vis-à-vis de New Delhi, et compléter avantageusement les relations déjà conclues avec le Pakistan, le Bangladesh, et pour un temps le Sri Lanka. La Chine, en devenant la première des grandes puissances à s’allier franchement avec le gouvernement militaire du Myanmar, espérait acquérir un ancrage inégalable dans l’économie du pays, qui viendrait également avec le temps y approfondir son influence. Le raisonnement tenu à Pékin était que, si une relation d’interdépendance complexe pouvait être établie entre les deux pays, la probabilité que le Myanmar se mette à considérer la relation avec la Chine comme absolument indispensable à ses propres intérêts monterait drastiquement : il devenait dès lors de moins en moins probable de voir le Myanmar s’affranchir de l’influence chinoise.

La couleur du sang

Le mécontentement fut croissant aux USA de voir les autorités militaires rester au pouvoir au Myanmar, et ce d’autant plus sur fond d’un soutien chinois tous azimuts, et également du fait que la Chine tirait des bénéfices géostratégiques très importants de ce partenariat bilatéral. Les USA firent donc ce qu’il font habituellement dans ce genre de situation : une opération clandestine asymétrique fut organisée en vue de renverser le gouvernement, cette fois-ci, plutôt que des manifestations étudiantes, en utilisant des moines bouddhistes comme mandataires. Il s’agissait d’une décision calculée, qui démontre le bon niveau d’information dont disposent les services de renseignement étasuniens quant au rôle critique que joue le bouddhisme dans le pays – il s’agit principalement du rôle traditionnel normatif que jouent les moines dans les communautés locales. Les USA, s’ils pouvaient fabriquer la perception manipulée que les pourvoyeurs de « jugement normatif » de la société du Myanmar se levaient contre le gouvernement, espéraient que les masses suivraient en se soulevant, dans une sorte de répétition de la déstabilisation à grande échelle du pays lors du « Soulèvement 8888 », pour renverser l’armée.



Le déclencheur ultime de ce qui allait être connu sous le nom de « Révolution de Safran » fut la décision subite du gouvernement de mettre fin aux aides à l’achat de carburant, juste après une visite des dirigeants du FMI et de la Banque Mondiale en aôut 2007. Les deux organisations avaient mis la pression sur le gouvernement pour qu’il « allège » sa main-mise sur l’économie, en revenant sur ses politiques de subventions voire en les annulant, et comme prévu, au moment où ces décisions furent prises, les résultats en furent catastrophiques pour le pays. Les prix du carburant explosèrent, ce qui fit monter par ricochet les prix des denrées alimentaires et d’autres biens dont l’acheminement dépend du transport routier. Très rapidement, le pays se retrouva pris dans une nouvelle crise socio-économique, qu’il fut facile pour les USA de « convertir » en crise économique. Les moines bouddhistes constituèrent l’avant-garde du mouvement anti-gouvernemental, les plus radicaux d’entre eux menant la charge pour attirer le grand public dans une véritable émeute.

Le système à base de moines-provocateurs fonctionna de manière très semblable, et en étroite coordination avec leurs homologues manifestants-provocateurs ; chacun des deux groupes s’efforçant de rallier le plus possible des leurs dans le mouvement en croissance. Vu le degré très élevé qu’a atteint la guerre de l’information au cours de ces événements, on devine que de très nombreux participants au mouvement n’ont pas pleinement compris le rôle de trahison qu’il ont joué en rejoignant les manifestations : ils n’avaient aucune idée des ambitions violentes de changement de régime que les éléments provocateurs avaient déjà prévues de poursuivre. Au niveau de l’information, l’organisation de « contestations » religieuses et profanes séparées, mais coordonnées, contribua à conférer aux organisateurs de nombreuses facettes pour couvrir et présenter les événements ; cela fabriqua également la perception selon laquelle les moines faisaient venir les gens dans les rues à leur suite en raison de leur influence religieuse sur la société – il fut très pratique d’oublier à ce moment là l’existence indépendante des acteurs profanes d’un changement de régime. Plus important, c’est la combinaison dans les rues de ces deux forces de Révolution de couleur, compatibles entre elles, qui leur fit acquérir le seuil critique de pouvoir : cela constitua une innovation tactique dans les méthodes de changement de régime :  unifier sur commande plusieurs blocs anti-gouvernementaux organisés autonomes en un seul front. Cette tactique allait se voir ré-utilisée et perfectionnée au cours de l’EuroMaidan sept années plus tard.

À suivre.

Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.

Traduit par Vincent, relu par Cat pour le Saker Francophone
« Modifié: 11 mars 2019, 10:30:37 am par JacquesL »

JacquesL

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Comment les USA pourraient semer le désordre au Myanmar – 2/4
« Réponse #1 le: 25 mars 2019, 02:52:53 pm »
Guerres Hybrides 7. Comment les USA pourraient semer le désordre au Myanmar – 2/4

http://lesakerfrancophone.fr/guerres-hybrides-7-comment-les-usa-pourraient-semer-le-desordre-au-myanmar-24

Par Andrew Korybko – Le 12 octobre 2016 – Source orientalreview.org ou archive.org



andrew-korybko

Cet article est le deuxième d’une série de 4. Le premier est disponible ici et vous devriez en avoir pris connaissance avant d’entamer celui-ci.

La transition unipolaire
Un pré-conditionnement structurel et social

Malgré l’échec de la Révolution de safran à renverser le régime, l’événement a quand même réussi à envoyer un signal d’alerte aux généraux du Myanmar : ils avaient sous les yeux le scénario typique auquel ils pouvaient de nouveau s’attendre à l’avenir s’ils n’entamaient pas une ré-orientation de leur pays vers les USA. En parallèle, l’accroissement des sanctions décidées par l’occident contre Naypyidaw [Capitale du Myanmar, NdT] avait encouragé le phénomène inverse, en accroissant la dépendance du Myanmar envers la Chine ; et cet effet semble avoir été voulu par les instigateurs des sanctions. Peu après en effet, les USA et leurs vassaux médiatiques commençaient à pousser des récits expliquant que le Myanmar devenait dangereusement dépendant de la Chine, au point de s’assimiler à un pays satellite, en sachant que cette rhétorique entrerait en résonance d’une manière ou d’une autre avec le commandement militaire du pays. Le Myanmar venait d’entrer en relation stratégique avec la Chine au vu des circonstances internationales immédiates, et n’avait jamais eu en tête l’idée d’entrer en dépendance outre mesure d’un pays qui, à ses frontières, venait pendant des décennies d’essayer de le saboter en soutenant des insurgés communistes.


Le modèle contemporain chinois d’implication dans le développement international est basé sur l’envoi, ou l’encouragement à l’immigration, de grands nombres de travailleurs chinois, qui ne s’intéressent guère à la culture locale du pays où ils viennent travailler. Il en a résulté des relations tendues entre les nouveaux arrivés et les habitants indigènes. La Chine, sans s’en rendre compte, et alors qu’elle marquait régulièrement des points sur le plan des relations entre États, voyait en parallèle s’affaiblir la fondation de son « soft power » au Myanmar, et diminuer le niveau de confiance mutuelle au plan de la société civile. Les USA purent adroitement manipuler ces sentiments, pour les faire grossir au point d’atteindre une « méfiance envers la Chine », sinon carrément une sinophobie, pour distiller la peur de la Chine au Myanmar et pré-conditionner l’inconscient collectif national à une possible rupture avec son partenaire. Plus le Myanmar se voyait forcé à travailler avec la Chine par suite des sanctions occidentales, plus sa dépendance stratégique envers le voisin du nord augmentait, alors que montait en parallèle une campagne d’information anti-chinoise féroce et que s’accumulaient les cafouillages chinois sur le terrain en terme d’intégration culturelle : nombreux furent les habitants du Myanmar à s’indigner de la présence chinoise, alors même que l’allié aurait du être considéré comme privilégié et respecté dans un scénario plus favorable.

L’accord et ses lacunes

Rencontre entre le président étasunien Obama et le président du Myanmar, Thein Sein, à Yangon, en novembre 2012.

Quand les USA constatèrent que leurs opérations de déstabilisations asymétriques (Révolution de safran, campagne de manipulation psychologique anti-chinoise, et sanctions) portaient leurs fruits, et en anticipation de leur ré-orientation vers l’Asie prévue de longue date, ils approchèrent discrètement les autorités du Myanmar et leur proposèrent ce que nombre d’habitants du pays avaient été portés artificiellement à désirer, à savoir une alternative stratégique face à la Chine, et une révision du régime de sanctions qui frappait le pays. Non-contents d’agiter cette carotte, ils montrèrent également le bâton : la possibilité d’une nouvelle Révolution de safran. L’objectif en était simple : faire au Myanmar « une offre qu’il ne pourrait pas refuser ». Les seuls engagements que les généraux du Myanmar avaient à prendre étaient constitués de ces deux étapes : d’une part lever l’astreinte à résidence de Suu Kyi, et d’autre part la tenue d’élections avec la promesse d’en reconnaître le résultat et de s’y tenir. En pratique, cela revenait à porter au pouvoir la dirigeante de Révolution de couleur, et laisser les USA et leurs alliés contrôler le pays par mandataire interposé.

Les militaires, souhaitant se garantir une police d’assurance face au risque de se voir totalement dépossédés de leurs situations privilégiées d’avant le changement de régime « démocratique » qu’ils acceptaient de mener contre eux-mêmes, ajoutèrent une clause importante dans la constitution de 2008. Cette clause leur attribuait le contrôle automatique de 25% des deux chambres du parlement, leur accordant de facto un droit de veto sur toute « réforme » que le gouvernement à venir déciderait de mener. Mais ce type de stratégie défensive est en soi instable. Les privilèges du droit de veto, gravés dans le marbre de la constitution, sont ainsi rédigés qu’il faut l’accord de 75% au moins des deux chambres législatives pour mener à bien toute réforme constitutionnelle. Il suffisait donc qu’un seul représentant des militaires dans chacune des deux chambres législatives fasse défaut aux révolutionnaires de couleur, alors même que tous les autres membres non-militaires voteraient à l’unanimité pour l’amendement, il se verrait rejeté. Deux individus suffisaient à bloquer dangereusement tout le système.

Reste qu’il apparaît peu probable de voir un bloc politique non-militaire unifié se créer dans un futur prévisible, surtout au vue du bon œil qu’ont certains des législateurs et détenteurs du pouvoir sur l’armée. Mais il suffirait de voir le nombre stratégique de défections militaires, couplées à un battage politique au niveau législatif, pour amender « légalement » la constitution du Myanmar et faire reculer l’influence militaire sur le pays ; il ne faudrait pas trop s’étonner de voir les USA s’engager dans des opérations ciblées vers des individus (corruption et/ou chantage) stratégiquement positionnés, afin de faire passer un tel scénario. Une manière que les agences de renseignements pourraient employer pour s’assurer le contrôle des dirigeants militaires serait la suivante : commencer par leur accorder des contrats juteux dans l’environnement post-sanctions, puis faire jouer l’épée de Damoclès d’un retour de restrictions économiques à l’échelon personnel s’ils ne souscrivent pas à l’une ou l’autre des actions politiques qui leur seront demandées.


Steven Law, dirigeant d’Asia World

Il semble justement qu’un galop d’essai de cette stratégie a été appliqué contre l’homme d’affaires Steven Law, juste avant les élections historiques du pays. Début novembre 2015, des informations ont circulé, selon lesquelles les USA avaient découvert « incidemment » que le port du Myanmar qui voit transiter la moitié des flux commerciaux du pays était détenu par quelqu’un qui était frappé de sanctions personnelles. Les craintes montèrent de voir la loi étasunienne s’appliquer « en amenant à un embargo commercial de facto » contre le pays. De manière tout à fait étrange, Reuters n’assura pas de suivi des suites de cette affaire, mais incidemment, les militaires ne s’opposèrent pas à la victoire historique de la Ligne nationale pour la démocratie (NLD), et se sont depuis lors tenus loyalement à leur serment d’accompagner la « transition démocratique ». La question est donc posée : suffit-il de menacer de sanctions cette seule personne, et de mettre en risque l’ensemble de la vaste classe militaire fortunée à laquelle elle est très liée, pour faire plier les forces armées du Myanmar ? Il semble bien que tel soit le cas, et l’on risque bien de voir ce schéma s’appliquer de nouveau, au cas par cas, pour forcer l’establishment militaire de ce pays à céder aux exigences politiques visant à implanter l’uni-polarité toujours plus profondément dans l’État du Myanmar.

Le pivot vers l’Asie
Haute stratégie

L’objectif des USA est d’utiliser une triple approche, constituée d’enrichissement personnel, de réarrangements intérieurs, et d’avantages internationaux, pour rendre viable leur pivot vers l’Asie, et resserrer leur contrôle du Myanmar. L’objectif général de ces mesures vise à mettre le Myanmar sur une trajectoire de développement diamétralement opposée de celle sur laquelle le pays s’était engagé aux côtés de la Chine, afin d’ouvrir une brèche stratégique entre les deux pays, et de compliquer la politique chinoise d’« une ceinture, une route » (les Nouvelles routes de la soie) qui pousse vers un ordre multipolaire :

ENRICHISSEMENT PERSONNEL
Quoiqu’ils n’aient annoncé leur pivot vers l’Asie qu’en octobre 2011, il est évident que les USA le préparaient depuis des années, comme le démontre dans notre cas les actions diplomatiques en sous-main engagées avec le Myanmar avant sa « démocratisation ». Les généraux au pouvoir s’étaient vus promettre un enrichissement personnel, au travers de paiements qui seraient blanchis au travers des « contrats » post-sanctions avec des sociétés occidentales, et les personnes qu’ils représentaient auraient une chance d’entrer dans le jeu entrepreneurial et d’aller chercher leur part du gâteau, si elles le pouvaient. Mais la rapidité avec laquelle les USA peuvent ouvrir le robinet des richesses n’a d’égale que leur célérité pour le refermer s’il le faut, et la menace de ce faire, employée stratégiquement, constitue l’un des leviers de pouvoir sur les personnes clés du pays.

RÉARRANGEMENTS INTÉRIEURS

Aung San Suu Kyi, dirigeante de la Ligue nationale pour la démocratie du Myanmar, à son arrivée pour l’inauguration du nouveau parlement à Naypyitaw, le 1er février 2016

La pierre angulaire de la politique intérieure de Suu Kyi, et ce qu’elle prévoit de laisser à son départ, est la fin de la guerre civile du Myanmar, résolue par une « solution » à base d’un fédéralisme d’identités. Les militaires viennent de passer 60 ans à refuser bec et ongles ce scénario, mais ils risquent à présent de se retrouver incapables ou irrésolus (de leur propre chef ou en raison de l’influence étasunienne précitée en lien avec les « enrichissements personnels ») de s’y opposer. Si chacune des zones ethniques du Myanmar acquérait une « auto-gouvernance » proche de l’indépendance (et c’est ce que Suu Kyi va probablement plaider comme « compromis » entre toutes les parties), chacune de ces régions deviendra un tremplin à l’influence des USA et de leurs alliés, au plus près des frontières de la Chine.

AVANTAGES AU PLAN INTERNATIONAL
Sur le plan international, l’armée et l’élite fortunée du Myanmar (ce sont, à de nombreux titres, les mêmes personnes) se sont vues promettre des investissements de la part de leurs homologues de l’ASEAN, en échange de quoi elles doivent « bien se tenir » et ne pas perturber le processus « démocratique » de changement de régime « légalement » institutionnalisé. Dans ce lot d’avantages, on trouve la voie rapide trilatérale de l’Inde à la Thaïlande et le programme de transport multi-modal Kaladan, amenant jusqu’aux « sept sœurs » ; les couloirs Est-Ouest et Sud japonais dans la région du grand Mékong ; et peut-être même un arrangement étasunien sur les restrictions commerciales avec le TPP. Les projets de New Delhi et de Tokyo servent à intégrer le Myanmar dans le développement continental de l’ASEAN, à l’opposé des visions chinoises, et dans un cadre de confinement de la Chine ; alors que le TPP vise à enfermer institutionnellement le Myanmar dans une relation commerciale déséquilibrée avec les USA, pour l’empêcher de faire valoir plus tard son potentiel économique naturel avec le voisin chinois.

Les contreparties
En échange des avantages promis par les USA à l’élite du Myanmar, il est exigé d’elle qu’elle commence par annuler deux projets d’infrastructure majeurs avec leur partenaire stratégique chinois ; le but étant de rendre Pékin sur-dépendant du seul projet d’infrastructure qui restera. Le Myanmar a fait un premier pas important dans cette direction au moment où il décida la suspension pour une durée indéterminée du barrage de Mysitone à l’automne 2011, et le second à l’été 2014, avec l’annulation du projet de chemin de fer à 20 milliards de dollars, qui aurait du relier Kunming capitale du Yunnan au port de Kyaukpyu sur l’Océan Indien.



Le seul projet à  grande échelle qui reste est le couloir énergétique Chine-Myanmar, entre ces deux mêmes villes, qui a été lancé en janvier 2015, et doit acheminer du gaz naturel et du pétrole.

Fait intéressant, The Diplomat a signalé en janvier 2016 que la Chine avait conclu un accord de développement du port en eaux profondes de Kyaukpyu, qui pourrait servir non seulement à acheminer les très gros navires transporteurs de gaz naturel, mais aussi les navires géants « panamax » à des fins d’échanges commerciaux. Ce dernier point est très important : il peut signifier que la Chine n’a pas complètement jeté l’éponge sur l’idée de construire une voie ferrée à grande vitesse entre les deux villes déjà liées énergétiquement, pour diversifier le couloir (énergétique) Chine-Myanmar avec un plan de connectivité à plus large spectre, comme il était prévu au départ.

Réponse de Pékin
Le pivot étasunien vers l’Asie repose sur l’encerclement de la Chine, et par sa coupure stratégique des voies d’accès à l’économie mondiale sous contrôle non bipolaire. La réponse de Pékin à cette stratégie est de la repousser par les méthodes les plus créatives, pour faire dévier avec adresse les conditions géopolitiques négatives que Washington essaie de semer : la Chine tente de les retourner à son avantage, si elle ne peut pas les inverser totalement.

Par exemple, si l’influence décroissante de la Chine sur l’establishment du Myanmar ne suffit plus à prévenir la Fédéralisation identitaire du pays, elle pourrait décider préventivement d’inverser ses politiques établies, et essayer de s’attirer les bonnes grâces des rebelles des régions de Kachin et de Shan, pour empêcher ces futures entités fédéralisées de se faire parrainer par les USA et leurs alliés. Le but en serait d’établir une ligne de défense stratégique, pour isoler la Chine de toute déstabilisation par Guerre hybride que les USA ne manqueront pas de fabriquer contre l’empire du milieu, une fois actée la fédéralisation du Myanmar. La Chine pourrait même un jour se trouver dans une position suffisamment sûre pour utiliser son influence sur ces domaines fédéralisés de l’identité comme une composante complémentaire à sa diplomatie d’État à État dans la promotion de ses politiques au Myanmar.

De même, si Suu Kyi devient la faiseuse de roi au Myanmar, et réussit à arracher aux militaires le contrôle tangible total ou presque total des affaires du pays (en coordination avec la stratégie d’« enrichissement personnel » des USA, appliquée aux dits militaires), tout n’est pas pour autant perdu pour la Chine. Sur la base des réussites passées que la Chine avait poussées jusqu’à la dirigeante à l’époque où elle n’était encore qu’une candidate de l’« opposition », Pékin pourrait, en théorie, réussir à « l’inviter à sa table » et faire accepter à « la Dame » la relance du chemin de fer Kunming-Kyaukpyu afin de revitaliser le couloir stratégique Chine-Myanmar (la Route de la soie du Myanmar).

Mesures de prévoyance
Les USA tiennent à approfondir leurs projets stratégiques pour le Myanmar, au travers de la diplomatie personnelle qu’ils pratiquent avec l’élite militaire du pays et avec Suu Kyi, mais la réussite de cette ambition ultime est loin d’être garantie. Comme nous venons de le voir, la Chine peut encore retourner les plans étasuniens contre leurs instigateurs et piéger leurs stratèges dans un dilemme inattendu de leur propre composition. Les USA ont investi un capital politique bien trop important sur la tête de Suu Kyi pour jamais pouvoir la trahir publiquement, et l’icône de la Révolution de couleur du Myanmar dispose déjà d’un soutien bien établi auprès des opinions publiques occidentales. Si elle changeait de côté, et s’alliait à la Chine, quelle qu’en soit la raison personnelle qu’elle puisse avoir à le faire, les USA seraient incapables de retourner un récit qui remonte à des décennies, si bien conçu pour la faire passer pour une « déesse pro-démocratie », et même s’il leur restait l’éventualité de déployer une Révolution de couleur contre elle, cette tactique de changement de régime ne gagnerait pas le soutien « normal » des publics étasuniens et internationaux. [Il apparaît qu’au cours de l’année 2018, les médias dominants occidentaux ont précisément travaillé à détrôner l’icône en question, NdT].

Le moyen le plus probable que les USA pourraient employer pour déstabiliser un gouvernement Suu Kyi pro-chinois serait de manipuler les factions de la guerre civile qui déchire le pays l’une contre l’autre et contre elle. Il leur faudrait s’assurer soigneusement que ces désordres se cantonnent aux États de Kachin et de Shan, aux frontières de la Chine (l’État de Shan est celui qui voit transiter le couloir énergétique Chine-Myanmar) afin d’éviter des retombées sur les projets d’infrastructures de leurs alliés indiens et japonais dans le pays. Mais si le besoin stratégique devait monter, les USA iraient probablement jusqu’à attiser une extension des zones d’opérations de la guerre civile, et mettraient en danger les projets de leurs partenaires, pour peu que cela permette de saboter les projets chinois.


Aung San Suu Kyi en compagnie du président chinois Xi Jinping à Pékin en juin 2015
Une escalade des violences ethno-régionalistes (qu’elles soient contenues aux États de Kachin et de Shan ou non), couplée à l’échec hautement médiatisé de ses tentatives historiques d’amener la paix dans le pays, pourraient tarir sa réputation d’icône auprès du public, et faire baisser le soutien à son rôle de dirigeante, tant à l’intérieur du Myanmar qu’à l’étranger. En outre, si pour rétablir la stabilité dans les zones périphériques du pays et/ou châtier les groupes rebelles refusant un traité de paix, son gouvernement se retrouvait dépendant des mêmes militaires qu’elle a poursuivi depuis des décennies, son image pourrait s’en voir ternie, et elle pourrait devenir « une autre politicienne » ayant « vendu » ses principes et s’étant contenté de dire et faire ce qu’il fallait pour gagner le pouvoir.

Peu importe que cela soit effectivement le cas ou non – la chose importante réside dans le récit qu’en font les médias et les plateformes d’ONG, et les effets de ces campagnes de communication sur la perception du public des actions de Suu Kyi, sur les plans intérieur et international. Si le conditionnement finit par prendre, selon lequel Suu Kyi ne serait en fin de compte pas « administrativement compétente » pour diriger son pays, malgré ses « emblèmes de démocrate », les USA pourraient d’autant plus facilement faciliter un coup d’État d’un proche, ou faciliter une nouvelle Révolution de couleur, en vue d’une nouvelle Guerre hybride et d’un nouveau changement de régime, pour déchoir celle qui n’aura pas comblé leurs espérances de jouer le rôle de mandataire étasunien au Myanmar. Les clés de la compréhension des tenants et aboutissements de cette stratégie à plusieurs volets résident dans la compréhension des complexités de la guerre civile qui déchire le pays, qui constituent l’objet du prochain chapitre. Le dernier chapitre, quant à lui, décrira les scénarios de Guerre hybride qui pourront suivre.

À suivre

Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.

Traduit par Vincent pour le Saker Francophone
« Modifié: 25 mars 2019, 03:49:37 pm par JacquesL »

JacquesL

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Comment les USA pourraient semer le désordre au Myanmar – 3/4
« Réponse #2 le: 25 mars 2019, 06:22:23 pm »
Guerres Hybrides 7. Comment les USA pourraient semer le désordre au Myanmar – 3/4

http://lesakerfrancophone.fr/guerres-hybrides-7-comment-les-usa-pourraient-semer-le-desordre-au-myanmar-34
Par Andrew Korybko – Le 13 octobre 2016 – Source orientalreview.org

andrew-korybko
Cet article constitue la troisième partie d’une série de quatre. Commencer par lire les articles I et II.

Le public non-expert peut se sentir quelque peu dépassé en commençant à s’intéresser aux complexités internes du Myanmar, car la guerre civile dans ce pays est sans doute l’une des plus difficiles du monde à comprendre. Les informations foisonnent quant à la situation ethnique et militaire intérieure du Myanmar, mais la plupart des commentateurs ont tendance à basculer vers un extrême ou vers l’autre quand ils s’emploient à l’expliquer. Par exemple, les narrations des médias dominants simplifient le sujet en le décrivant comme une lutte simple à comprendre entre une « dictature militaire » et des « combattants de la liberté issus des minorités ethniques », cependant que nombre de textes académiques ont une propension à sur-analyser des traits caractérisant l’un, l’autre, ou l’ensemble des parties, ce qui empêtre le lecteur dans un jargon obscur et décourageant.




Un résumé, simple à lire, et qui fasse l’équilibre entre les extrêmes que constituent l’approche médiatique d’un côté et les publications académiques de l’autre côté, fait cruellement défaut ; et pourrait donner au lecteur une bonne compréhension des dynamiques générales en jeu. La présente publication vise à répondre à cet impératif, en présentant au lecteur un résumé des affrontements dichotomiques caractérisant la situation intérieure du Myanmar. Sur ce chemin, et après avoir informé le lecteur du caractère instable des fondations sur lesquelles le pays repose, nous décrirons les principaux théâtres de conflits, en cours et potentiels, et expliquerons les objectifs que les divers groupes rebelles espèrent un jour atteindre. Enfin, la dernière partie de cette section illustrera la situation actuelle de la guerre civile du Myanmar, en y juxtaposant une carte des projets d’infrastructure transnationaux traversant le pays ; le lecteur comprendra dès lors les liens entre les deux sujets, et pourra mieux appréhender les prévisions de guerre hybride que l’auteur fera pour conclure ces travaux.

Affrontements dichotomiques
La meilleure manière d’expliquer la situation de guerre ethnique et civile au Myanmar est de présenter un ensemble de quatre dualités, connectées entre elles :

CENTRE CONTRE PÉRIPHÉRIE
Un motif que l’on retrouve largement au Myanmar réside dans le conflit qui oppose la périphérie géographique avec le centre, ce qui oppose, en termes géo-physiques, les régions montagneuses excentrées aux basses plaines et aux vallées baignées de rivières (exception faite de l’État Rakhine).

NATION EN TITRE CONTRE MINORITÉS
Pour aller plus profondément sur ce sujet centre contre périphérie, il importe de savoir que la majorité ethnique Bamar occupe la région centrale, tandis que la périphérie est occupée par divers groupes ethniques minoritaires. Les Bamars constituent environ 60% de la population, les 40% restants se partageant entre les plus de 135 minorités ethniques, dont les plus importantes sont les Shans, les Karens et les Rakhines.

Aucun de ces deux catégories d’ethnies n’est spécialement raciste envers l’autre, mais la différence d’identité encourage les minorités à rechercher l’autonomie, la fédéralisation et/ou l’indépendance par rapport à la majorité en titre, et ce sentiment est clairement propice à des manipulations depuis l’étranger.

RESSOURCES DU TRAVAIL CONTRE RESSOURCES NATURELLES :


Carte des ressources naturelles du Myanmar
Pour aller plus loin sur la dichotomie centre-périphérie, il faut savoir que le centre du pays est plus riche en ressources du travail, alors que la périphérie dispose de réserves naturelles extraordinaires, par exemple en pierres précieuses. Cet état de fait complique l’arrangement existant, puisqu’en théorie, chacune des deux catégories centrale/en titre et périphérique/composée de minorités peut subsister économiquement sans s’appuyer sur l’autre.

De fait, les zones peu peuplées de périphérie – c’est particulièrement vrai de l’État Kachin – pourraient arguer sans trop prendre de risques qu’elles disposeraient d’un PIB par habitant plus élevé si on les laissait conserver le revenu issu de leurs ressources naturelles et exploiter à leur guise leurs gisements sans ce qu’ils considèrent comme une ingérence dans leurs affaires intérieures. Au contraire, la position constante de Naypyidaw a toujours été que les régions périphériques font partie intégrante du pays unitaire et qu’aucune région ne devrait être autorisée à thésauriser toute sa richesse intérieure pour elle-même.

Les deux positions sont inconciliables par nature, ce qui explique une guerre civile parmi les plus longues du monde, et la seule solution imaginable est qu’un des deux camps accepte de revenir sur des positions profondément enracinées, par suite de quelque changement de circonstances.

UNITAIRE CONTRE FÉDÉRALISTE
La dernière dichotomie, et peut-être la plus substantielle, à laquelle le Myanmar doit faire face de nos jours réside dans la vision diamétralement opposée de chaque camp quant à l’organisation interne que devrait adopter le pays. Les militaires ont combattu pour maintenir un État unitaire, alors que les rebelles des périphéries ethniques, emballés par leur richesse en ressources naturelles, veulent revenir au système fédéraliste correspondant aux accords de Panglong. Comme nous l’avons évoqué ci-avant, la seule manière de sortir de ce casse-tête sera que l’une des parties revienne sur ses positions ; c’est ce qui semble être en cours dans l’État du Myanmar, en résultat du pivot étasunien vers l’Asie opéré dans de multiples domaines en ce moment.

La combinaison synchronisée entre « l’enrichissement personnel » des généraux et la montée de Suu Kyi a créé une situation qui voit Naypyidaw beaucoup plus enclin à accepter la solution fédéraliste que les rebelles n’ont eu de cesse de poursuivre. Dans le contexte de la nouvelle Guerre froide et du Pivot vers l’Asie, c’est exactement la solution que les USA aimeraient voir se concrétiser. À ce jour, il apparaît peu probable que le Myanmar puisse rester un État unitaire à l’avenir, la guerre civile étant en cours de transition du champ de bataille vers la salle de négociation. Il semble que les plus hauts gradés de l’armée ont été achetés et/ou poussés à valider ce scénario, et le principal point d’achoppement réside à présent dans divers points plus particuliers, que nous décrirons dans la section finale du présent travail sur la Guerre hybride.

Rebelles récalcitrants
On compte 15 groupes rebelles principaux qui combattent actuellement le gouvernement du Myanmar, dont plus de la moitié ont signé l’accord de cessez-le-feu national d’octobre 2015. Le lecteur peut en apprendre beaucoup sur chacun de ces groupes via son moteur de recherche favori sur internet, et il n’appartient pas au présent travail de répéter ces informations faciles à trouver. Nous allons plutôt à partir d’ici décrire la dynamique générale qui anime chaque région, et souligner les faits qui méritent l’attention du lecteur. Nous rassemblons ci-dessous les éléments qui éclaireront plus bas les scénarios de Guerre hybride :

ÉTAT SHAN

Il s’agit de la région la plus étendue du Myanmar, et elle est habitée par les Shans, la minorité ethnique la plus importante du pays, qui constitue 9% environ de la population totale. L’État Shan et l’ethnie qui en partage le nom sont extrêmement complexes, et englobent en réalité une myriade d’identités séparées. Par exemple, l’ethnie Shan fait référence à un certain nombre de sous-groupes identitaires relativement proches, et qui peuplent les collines de Shan. Il n’est pas possible de préciser si tous les « Shans » en question se considèrent eux-mêmes comme tels, ou s’ils préfèrent se voir associés à leur identité sous-ethnique spécifique. Il est en revanche raisonnable d’inférer que la communauté Shan se constitue sur une richesse d’identités conscientes d’elles-mêmes, et ce d’autant plus que l’État Shan lui-même constitua par le passé une fédération de 34 entités séparées, à l’époque de l’occupation britannique. Avec les divers degrés de tensions de guerre civile qui se sont fait connaître depuis 1947 dans l’État Shan, et encore plus depuis le coup d’État de Ne Win de 1962 et la révocation de l’accord de Panglong, il est très probable que le kaléidoscope d’identités de cette région se soit largement maintenu, et même consolidé par endroits.

L’arrangement identitaire interne de l’État Shan est très important dans le contexte plus large de la guerre civile du Myanmar, car il donne du poids à l’idée selon laquelle cette ethno-région, divisée en interne, pourrait poursuivre son conflit fratricide après la cessation complète des hostilités. Par exemple, une part non négligeable des violences qui se poursuivent actuellement dans le pays résulte de conflits opposants des groupes rebelles rivaux au sein même de l’État Shan, qui malgré leur lutte commune depuis 60 ans contre le gouvernement n’ont jamais réussi à totalement s’unir. Le degré de division des rebelles dont souffre l’État Shan remonte sans doute à la multitude d’identités de cette région, dont certaines peuvent être restées suspectes aux yeux les unes des autres jusqu’à ce jour.

Du point de vue des militaires, il s’agit là d’une situation idéale, qui laisse aux autorités centrales la possibilité de s’appuyer sur les divisions entre rebelles pour mieux régner sur eux, en soutenant l’un des groupes contre l’autre, et à dire vrai, c’est probablement ce qui se produit là-bas depuis un certain temps. Et de fait, cet état de la situation intestine joue totalement contre les intérêts de l’autonomie de l’État Shan, sa fédéralisation, ainsi que les mouvements d’indépendance, et il s’agit d’un problème qu’il faudra urgemment résoudre si le pays se dirige comme nous l’anticipons vers une fédéralisation. Échouer à résoudre cette vieille division interne pourrait amener à une résurgence d’hostilités entre les divers groupes rebelles de cet État, chose qui, à l’échelle du pays, jouerait encore le jeu des militaires.

Au vu de cette situation, et de son développement sur le temps long, il n’est pas du tout probable de voir un jour les groupes rebelles de l’État Shan se regrouper pour constituer un front durable ; toute action dans cette direction répond à chaque fois à un besoin tactique éphémère pour les parties en question. On pourrait donc s’attendre à voir la réorganisation interne du Myanmar se réaliser sous forme d’une double fédéralisation dans cette région, d’une part dans le sens où le territoire de l’État Shan deviendrait une unité fédérale à l’échelon national, et d’autre part au travers d’une sous-fédéralisation des entités opposées entre elles qui la peuplent (aujourd’hui, on pourrait en compter moins que les 34 connues sous l’empire britannique).

Résultat de cette superposition complexe : les parties qui composent l’État Shan deviendront des trophées géostratégiques de valeur pour les USA et leurs alliés, Washington pouvant dès lors avancer ses pions sans entrave en direction de la frontière chinoise. Mais bien entendu, la Chine, motivée en grande partie par le besoin de protéger le couloir énergétique Chine-Myanmar, pourra entrer dans le même jeu, pour gagner un degré de profondeur stratégique, en créant des territoires de facto favorables à Pékin sur l’État Shan. Ces éléments se superposant, on peut prévoir que cette agression étasunienne contre la Chine par mandataire interposé, sur un mode de Nouvelle guerre froide, pourrait provoquer une guerre civile au sein de l’État Shan dans le Myanmar fédéralisé : d’une part les USA voudront y faire monter leur influence pour contrôler le couloir stratégique chinois qui traverse le pays (et en particulier l’État Shan), tandis que la Chine tiendra activement à défendre son investissement, qui diversifie ses routes commerciales de Malacca.

L’ÉTAT RAKHINE

Le champ de bataille de guerre civile de l’État Rakhine constitue depuis le début du conflit un problème intermittent, et la nature de ce conflit ethno-régional change au fil des années. L’observateur doit comprendre que cette région est peuplée de deux groupes identitaires, la majorité bouddhiste indigène Rakhine et la minorité bengalie musulmane « Rohingya », installée plus récemment. Il faut en dire un peu plus sur chacun de ces groupes, le discours « politiquement correct » rampant et pas désintéressé épanché dans les médias traditionnels occidentaux ayant quelque peu brouillé la réalité du conflit entre ces deux groupes ; ils ont présenté ce conflit en le sortant totalement de son contexte, de sorte à pouvoir facilement le manipuler.

LES RAKHINES ET LES « ROHINGYAS »
Pour commencer, les Rakhines et l’État qu’ils habitent constitue ce qui fut jadis le Royaume de Mrauk U, qui fut, comme nous l’avons précédemment exposé, totalement séparé de l’État contemporain du Myanmar pendant des siècles, avant de s’y voir incorporé. On peut donc comprendre qu’il perdure un degré important de séparatisme identitaire au sein de ce groupe identitaire, ainsi qu’une fierté historique de son caractère unique ; les montagnes d’Arakan gardèrent longtemps cet État exempt de toute influence ou invasion extérieure. Les « Rohingyas », ethniquement bengalis, de l’autre côté, sont arrivés plus récemment sur ce territoire, et sont surtout concentrés sur la frontière internationale du Nord. Ils descendent d’ethnies bengalies musulmanes, qui se retrouvèrent en Birmanie au moment de la partition de 1947 du sous-continent indien ; au fil des décennies qui ont suivi, ils ont contribué à l’immigration illégale assez massive de leurs familles vers leur nouveau pays. Dans les jours qui suivirent l’indépendance, il lancèrent même une insurrection moudjahidine islamiste contre le gouvernement, en capitalisant sur la tendance régionale caractérisant l’identité par la religion comme facteur premier de séparatisme et d’auto-détermination. Ce conflit évolua ensuite en campagne terroriste salafiste après l’indépendance du Bangladesh en 1971, et il a été signalé que le mouvement s’est vu infiltré par Al-Qaeda, qui l’utilise de nos jours comme vivier de recrutement.

Le sujet des « Rohingyas » bengalis ne commença a soulever l’attention internationale qu’en 2012, quand les médias occidentaux commencèrent à centrer leur attention sur la situation légale difficile de cette communauté : ses membres sont techniquement inéligibles à la citoyenneté en raison de la loi sur la Nationalité de 1982. Le gouvernement refuse formellement de reconnaître les « Rohingyas » en tant que groupe ethnique en propre, arguant à raison que la présence de grands nombres d’entre eux au Myanmar résulte directement ou indirectement des conséquences de l’immigration illégale en provenance du Bangladesh. Des Bengalis peuplaient certes la colonie britannique de Birmanie avant son indépendance, mais en nombre et en concentration qui n’atteignaient pas ceux d’aujourd’hui. Même en partant de forts taux de natalité, il apparaît peu vraisemblable que cette communauté ait pu connaître une telle croissance sans apports extérieurs, ce qui confirme les accusations émises par le gouvernement et les Rakhines natifs, selon lesquelles un processus d’immigration illégal débridé en est à la source. L’occident ayant à chaque fois la part belle, en déguisant ses activités géopolitiques intéressées sous les apparats d’une rhétorique « humanitaire », il peut être établi que cette campagne d’information en soutien aux « Rohingyas » bengalis constitue une ruse visant à faire pression sur le gouvernement du Myanmar et contribuant à sa déstabilisation. Nul doute que des considérations humanitaires légitimes existent quant au sort des « Rohingyas » bengalis, mais celles-ci ont été manipulées à des fins géopolitiques par les mêmes organes d’information qui prétendent s’intéresser à la cause de ces gens ; cela jette, et on peut le regretter, le discrédit sur la campagne médiatique éclair à leur sujet, et n’apporte rien à la résolution de ce conflit intercommunautaire entre les deux communautés concernées.

En lien avec ce point, les « Rohingyas » bengalis se sont de nouveau retrouvés sous les feux de la rampe, après avoir constitué les victimes de pogroms ciblés de la part de moines bouddhistes hyper-nationalistes de l’État du Rakhine. Suite à une série d’escalades entre les deux communautés, dont les détails sont mal connus et n’ont pas pu être confirmés de source indépendante, la majorité ethnique bouddhiste des Rakhines s’est attaquée à la minorité musulmane bengalie des « Rohingyas », ce qui a poussé ces derniers à fuir, par crainte pour leur vie, en communautés de réfugiés auto-constituées et dans des conditions déplorables, dans lesquelles nombre d’entre eux vivent encore à ce jour. L’auteur ne souhaitant pas donner l’impression qu’il prend parti dans ce conflit, ajoutons quelques informations quant à la position des bouddhistes locaux envers les « Rohingyas » bengalis, non pour excuser d’aucune manière les violences commises envers cette communauté, mais pour établir un cadre de compréhension de la perception qu’a l’ethnie Rakhine de celle-ci, et les manières dont cette perception pourrait bien se voir manipulée à l’avenir.

Les Rakhines bouddhistes pensent que les immigrés illégaux musulmans « Rohingyas » bengalis s’inscrivent dans une campagne de repeuplement  stratégique, visant à promouvoir une islamisation rampante de la région et de contribuer à leurs ambitions séparatistes. De leur point de vue, la patrie historiquement bouddhiste dont ils sont si fiers est menacée par ce groupe, mais les autorités centrales ne font pas le nécessaire pour gérer les problèmes, par peur de voir leur réputation internationale entachée par une réponse qui aurait la main lourde ; et ce d’autant plus que les relations entre Naypyidaw et l’occident se réchauffent et se mettent à intégrer les USA dans le cadre du pivot étasunien vers l’Asie. De leur point de vue toujours, ce sont ces négligences de la part du gouvernement à agir dans leurs intérêts, et parce qu’une réaction était nécessaire aux provocations latentes de la part des « Rohingyas » bengalis, que les Rakhines bouddhistes se sont sentis poussés à agir, cette réaction prenant la forme malheureuse d’un bain de sang unilatéral.

CHAOS TOUS AZIMUTS

Au risque de se répéter, l’auteur ne porte aucun point de vue partisan sur le conflit Rakhines – « Rohingyas », et essaye uniquement d’aider le lecteur non familier de ces sujets à mieux comprendre tous les angles de la situation. Ceci étant posé, et étant acté le fait que cette expression a d’ores et déjà quitté la zone « politiquement correcte » telle que balisée par les experts occidentaux et les activistes des « droits de l’homme », l’auteur peut librement et sereinement aborder la situation environnant ce sujet. Quelles que soient les motivations d’individus ou de groupes, l’état actuel est qu’un conflit hobbesien imminent semble poindre à l’horizon entre les trois principaux acteurs impliqués dans l’État Rakhine : la majorité bouddhiste Rakhine, la minorité des « Rohingyas » bengalis musulmans, et les militaires.

Certains groupes Rakhines sont hostiles aux « Rohingyas », tandis que d’autres s’opposent aux autorités tant en raison des réticences de celles-ci à intervenir de manière décisive en réponse au problème des « Rohingyas » bengalis que par leurs revendications d’autonomie, de fédéralisation et/ou d’indépendance. Les « Rohingyas » bengalis n’aiment pas les Rakhines bouddhistes et les combattent pour se défendre des pogroms, tout en agitant des objectifs autonomistes, fédéralistes, indépendantistes, de rattachement au Bangladesh et/ou d’imposition de la Charia. De même, il suspectent le gouvernement central d’avoir laissé passivement s’organiser et se produire les pogroms récents contre eux, et d’avoir mené de nombreuses opérations de sécurité contre eux au fil des dernières décennies. Du point de vue gouvernemental, chacun des deux groupes peut être source d’ennuis à sa manière ; les deux communautés constituent des menaces asymétriques envers la stabilité et l’unité du pays, surtout à présent que le conflit Rakhines – « Rohingyas » a acquis les propriétés bien reconnaissables d’un conflit de civilisation entre bouddhistes et musulmans. La sympathie occidentale exprimée envers la seconde communauté pourrait engendrer un scénario de type « Kosovo d’Asie du Sud », nous y reviendrons dans la section décrivant les menaces de Guerre hybride contre le Myanmar.

DESSEINS GÉOSTRATÉGIQUES
Loin de constituer un vide géostratégique, la déstabilisation de l’État Rakhine est étroitement liée aux plans généraux étasuniens de contenir la Chine et de perturber ses projets d’infrastructure transnationaux multipolaires. Le couloir énergétique Chine-Myanmar traverse précisément cet État pour rejoindre l’Océan Indien, ce qui le rend tout aussi central aux yeux de Pékin que l’entité homologue de l’État Shan. En outre, la décision récente du Myanmar de laisser la Chine développer un port en eaux profondes à Kyaukpyu démontre la capacité de Pékin à établir des accords stratégiques avec le gouvernement Suu Kyi et laisse présager que la Chine pourrait un jour réactiver la Route de la soie du Myanmar. Si un tel scénario se concrétisait, on pourrait prédire sans grand risque d’erreur que les USA mettraient en œuvre leur influence sur l’un ou l’autre, voire toutes les parties des acteurs cités dans les conflits ci-avant, pour déstabiliser le projet et mettre en péril son aboutissement. Il s’agit là de la finalité fondamentale des Guerres hybrides, et le fait que ces investissements chinois en matière d’infrastructures, aient choisi cette zone possiblement très volatile de l’État Rakhine – par ailleurs idéalement située pour porter ces projets – constitue une grande vulnérabilité pour Pékin.

Mais il est également intéressant de noter que le programme indien de transport multi-modal de Kaladan traverse également l’État Rakhine : cela ressemble en surface à une énigme stratégique pour les USA. La sagesse conventionnelle voudrait que les USA ne sabotent pas les projets d’infrastructures de leurs alliés, sauf à ne pas avoir d’autre option réaliste que de le faire, et c’est exactement ainsi que les stratèges étasuniens sont actuellement positionnés sur ce sujet. Washington préférerait ne pas avoir à perturber la bonne marche des projets indiens, mais elle n’hésitera pas à jeter son partenaire sous les roues du bus si telle est la seule manière d’affecter négativement les Routes de la soie chinoises au Myanmar. Du point de vue indo-étasunien, pour inopportune que soit la perspective de voir se dérouler un scénario mettant à mal le projet Kaladan, ce heurt ne remettrait pas fondamentalement en question la stratégie générale de New Delhi de diversification de ses routes commerciales vers le Nord-Est. Après tout, elle pourrait encore se replier sur la voie rapide de l’ASEAN, qu’elle construit en ce moment au Myanmar pour relier la Thaïlande, et qui n’implique aucun des États de Rakhine ou de Shan, malgré les vulnérabilités possibles dans les États de Kayin et de Mon, que nous discuterons dans la section qui suit.

LES ÉTATS DE KAYIN ET DE MON
MON


Ces deux unités territoriales ethno-régionales sont situées l’une à côté de l’autre sur la frontière Est/Sud-Est du Myanmar avec la Thaïlande. Quoique leurs identités soient distinctes, nous les regroupons dans la présente analyse, conformément à l’impératif géo-stratégique qui est de décrire plus précisément l’intrigue de la Guerre hybride étasunienne. Pour faire simple, voire simpliste, les Mons régnèrent jadis sur une large bande du Myanmar-Sud, et ce pendant des centaines d’années, s’appuyant sur le Royaume de Hanthawaddy comme véhicule d’administration. Ils finirent par être vaincus par la dynastie ethnique Bamar Toungoo en 1539, qui lança un processus d’émigration des Mons vers leurs emplacements actuels le long de la frontière Thaï. Pendant que le plus gros de la population restante dans le Delta de l’Irawaddy s’assimilait et s’intégrait dans l’État en développement peuplé majoritairement de Bamar, ceux qui se déplacèrent dans la région frontalière Est/Sud-Est luttèrent pour conserver leur culture et leur identité traditionnelle. Après l’indépendance du Myanmar, certains d’entre eux entrèrent en lutte contre les autorités, mécontents du statut administratif qui leur avait été accordé. Ce conflit s’est poursuivi jusqu’à ce jour, même s’il est devenu l’un éléments des plus contenus de la guerre civile du pays : il n’atteint pas les proportions dramatiques que connaissent les événements dans les États de Kachin ou de Shan.

KAREN
La situation des Karens dans l’État Kayin est remarquablement différente de celle des Mons, l’Union Nationale des Karens constituant la première organisation à être entrée en rébellion contre le gouvernement en 1949, ce qui a constitué l’étincelle qui déclencha la guerre civile dans son ensemble. Chose utile à savoir, le mot « Karen » fait en réalité référence à une identité composite, constituée de divers groupes tribaux résidant sur la frontière. En ce sens, les Karens sont très hétérogènes, et ont lutté pour élever une sorte de communautarisme, et ce depuis les premiers documents faisant état de leur catégorisation commune, établis par des chrétiens venus d’ailleurs.

Ce groupe est principalement composé de bouddhistes, mais environ un tiers des Karens sont chrétiens, à l’instar de la majorité au sein de l’Union nationale des Karens. À noter également, les Karens chrétiens collaborèrent avec les britanniques, et s’en virent magnifiquement récompensés, par des positions de prestige dans l’édifice colonial d’alors et même dans l’empire, ce pendant que les Karens bouddhistes étaient mal vus par les autorités, et traités avec le même mépris que les autres groupes du pays.

La division intracommunautaire croissante entre Karens chrétiens et bouddhistes devint l’un des facteurs de scission de l’Armée bouddhiste démocratique des Karens hors de l’Union nationale Karen en 1994, chose qui handicapa sans aucun doute les actions anti-gouvernementales générales menées par les Karens. Même au sein de ces deux camps séparés par la religion, les Karens continuent de constituer un peuple très varié, de par leurs langues et leurs cultures différenciées ; le plus gros de ces groupes réside hors de l’État Kayin, donc dans d’autres zones du Myanmar. Considérés tous ensembles, c’est un défi très important pour l’élite des rebelles karens que d’établir une identité unifiée pouvant se transcrire plus tard en État autonome, fédéralisé, ou indépendant.

CROISÉE DES CHEMINS UNIPOLAIRES
Les États Mon et Karen sont très importants pour le Myanmar : ils constituent les deux seules régions peuplées de minorités au travers desquelles les projets de connectivité unipolaires de l’Inde et du Japon sont forcés de transiter ; et ils constituent donc autant de goulot d’étouffement, vulnérables à la déstabilisation. Pour entrer dans les détails, la voie rapide indienne de l’ASEAN sera tracée jusque Mawlamyine dans l’État central de Mon ; il s’agit de la quatrième ville du pays. De là, elle se poursuivra aux côtés du Couloir Est-Ouest japonais, qui part de cette même ville et poursuit son chemin jusque la ville Kayin de Myawaddy, située juste au bord de la frontière Thaï. Ces deux projets, qui en un sens peuvent être considérés comme stratégiquement compatibles et mutuellement complémentaires, contribuent fortement à la vision unipolaire non-chinoise de l’Asie du Sud-Est.

Ces projets sont essentiels à la viabilité des efforts de la Coalition visant à contenir la Chine au Myanmar, et en tant que tels, il est donc très peu probable que les USA permettent des perturbations envers eux, d’autant plus qu’aucune de ces deux régions n’est directement en lien avec la Chine, physiquement ou au travers d’une infrastructure quelconque. Aussi, on peut prévoir avec un bon niveau de confiance que les USA et leurs alliés contribueront à tous moyens développementaux ou financiers nécessaires à pacifier et accompagner les groupes rebelles Mon et Karen dans cette zone essentielle du pays. Même sous l’hypothèse peu probable où un conflit disruptif réémergeait dans ces États, si ce conflit peut être contenu hors des zones Nord et centre du Mon et Sud du Kayin (ou, dit autrement, être cantonné au Sud du Mon et au Nord du Kayin), alors le monde unipolaire n’aura pas de raison de s’inquiéter outre mesure.

« Modifié: 27 mars 2019, 06:08:52 pm par JacquesL »

JacquesL

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Re : Comment les USA pourraient semer le désordre au Myanmar – 3/4
« Réponse #3 le: 27 mars 2019, 09:53:05 am »
3/4 suite.
ÉTAT CHIN

La zone de combat à laquelle nous nous intéresserons à présent pour décrire la guerre civile au Myanmar réside dans l’État Chin, et ce point est important, du point de vue de la Guerre hybride, en résultante du projet indien de Kaladan, qui traverse ces territoires. L’État Chin est l’un des plus pauvres, montagneux, peu densément peuplé, et mal développé au Myanmar, et il est resté relativement isolé du reste du pays depuis l’indépendance. Le Chin se vit christianisé par des missionnaires baptistes et protestants au cours de la période coloniale, et la plupart des habitants ont conservé la religion à laquelle leurs ancêtres furent convertis à l’époque ; ceci ajoute une couche de séparatisme identitaire, quand on les compare à la majorité Bamar bouddhiste. On en sait en réalité assez peu sur ce groupe et son état ethno-régional, ce qui illustre à quel point le demi-million de personnes qui l’occupe reste déconnecté du monde à ce jour.

Mais il est établi et important qu’un groupe, du nom de Front national Chin, est actif dans la région depuis 1988, et que ce groupe a fini par signer un cesser-le-feu avec le gouvernement en décembre 2012. Les Chin se sont vus promettre un plus grand degré d’autonomie culturelle, et les militaires se sont engagés à notifier un mois à l’avance leurs incursions au Front national Chin, pour certaines zones de l’État. En échange, les rebelles ont accepté de cesser toute attaque contre les forces du gouvernement, ce qui a stabilisé la région et sécurisé le projet de Kaladan. Il apparaît clairement que la décision de Naypyidaw de parvenir à un accord avec le Chin a été motivée par les impératifs de sécurisation du projet Kaladan ; à ce stade, cet accord est toujours en place et semble apporter des bénéfices à toutes les parties.

Il est prévu que ce programme de transport intermodal constitue un vecteur de développement de l’extérieur à cet État isolé, et qu’il bénéficie directement à certains habitants, mais globalement, ce programme n’est plus stratégiquement aussi important qu’il le fut. L’Inde a également lancé la voie rapide ASEAN, qui porte des ambitions beaucoup plus importantes, et traverse des zones économiquement productives, qui ont une valeur ajoutée à apporter aux flux commerciaux qui les traversent, à l’opposé du projet Kaladan, qui traverse les territoires largement vierges de l’État Chin. Nous ne prévoyons pas de retour significatif de violences ethno-régionales dans cet État, les intérêts étasuniens n’ayant rien à gagner à encourager des rebellions dans cette zone qui est sans importance stratégique dans la contention de la Chine ; il est toutefois possible qu’en cas de brouille autour d’un accord de fédéralisation du pays, les choses s’enveniment suffisamment pour que le Front national Chin se soulève à nouveau face aux autorités centrales de la majorité bouddhiste (il s’agirait là d’un parmi d’autres conflits centre-périphérie qui se verraient attisés de nouveau dans ce scénario).

Si des perturbations internes à l’État Chin devaient un jour perturber significativement le projet indien, le suspendre, ou même l’annuler, les impacts en resteraient limités, que ce soit sur l’Inde ou le Myanmar, si l’on met de côté la simple perte des investissements réalisés. Les principaux effets en seraient portés par les résidents locaux du Chin, mais encore une fois, il n’était même pas prévu au départ que le projet apporte des bénéfices à la plupart d’entre eux ; cela reste un couloir de transit mineur, dans un coin obscur de leur territoire montagneux. Pour parler cyniquement, chacune des parties pourrait facilement se passer de ce projet, et constitue plutôt un ajout pratique à la voie rapide ASEAN qu’un couloir commercial indépendant en propre. En ce sens, son existence porte peu à conséquence sur les considérations régionales au sens large, ce qui signifie que l’État Chin n’entrera sans doute pas dans les calculs géostratégiques des grandes puissances, et restera sans doute obscurément hors du jeu.

L’ÉTAT KACHIN
LA GUERRE DU JADE


Cet État, le plus septentrional du Myanmar, est le seul État frontalier à ne porter aucun projet d’infrastructure transnationale, mais cela ne diminue pas pour autant son importance géostratégique, que ce soit aux yeux des dirigeants du pays ou de leurs voisins. L’État Kachin est l’un des plus vastes, et l’un des moins densément peuplés du Myanmar, et la valeur qu’il représente pour les parties en présence dérive de son emplacement pivot à la frontière indo-chinoise, et de ses richesses importantes en matières premières. La région est connue pour ses riches dépôts de métaux (surtout en jade et en or), et présente également un excellent potentiel en ressources de bois de construction et en énergie hydroélectrique. Ces industries sont tellement profitables qu’il a été largement reporté que le conflit entre les militaires et l’Organisation d’indépendance Kachin s’apparente plus à une guerre de ressources qu’à un conflit d’auto-détermination.

C’est une description plutôt exacte, les militaires comme les rebelles s’étant principalement positionnés pour contrôler ces dépôts lucratifs et pour s’octroyer le droit de les négocier sur les marchés mondiaux. L’État dispose de la légitimité internationale sur le territoire et ses ressources, et peut donc vendre tout ce qu’il en extrait au meilleur enchérisseur qu’il trouvera sur les marchés mondiaux, mais les rebelles ne disposent pas d’une telle liberté de commerce, et sont donc contraints d’écouler leurs produits sur le marché chinois avoisinant, de manière informelle. Même si la Chine apparaît insatiable en matière de jade – qui constitue l’une des ressources les plus profitables parmi les nombreuses que l’on trouve en sous-sol du Kachin – le fait est que les rebelles ne peuvent le vendre que par contrebande aux Chinois, ce qui fait baisser le prix par rapport aux marchés conventionnels, et prive les rebelles d’en tirer les profits dont ils pourraient bénéficier s’ils avaient accès aux marchés mondiaux.

Les rebelles kachins, suivant leurs intérêts économiques, veulent acquérir une autonomie, fédéralisation et/ou indépendance, au plan international, afin de pouvoir se mettre à vendre légalement leurs ressources minières sur le marché mondial, chose qui leur permettrait de distribuer plus équitablement les bénéfices à la population locale que ne le font actuellement les militaires. A contrario, les militaires ne veulent pas perdre le contrôle dont ils disposent sur les mines de jade : ce contrôle est à ce jour total, et ils ont grand besoin des entrées de devises étrangères qu’ils en tirent pour satisfaire à leurs propres intérêts. Pour ces raisons économiques, l’état stratégique de la guerre civile au Kachin a atteint un statu quo, même si des violences éclatent encore occasionnellement entre les deux camps et viennent apporter des ajustements légers à la balance tactique entre eux.

Pour simplifier la situation, les deux parties veulent conserver le contrôle du jade et d’autres gisements de ressources naturelles de l’État Kachin, si bien qu’aucune solution idéale ne peut surgir, qui satisferait les intérêts des deux acteurs. La promotion par les militaires d’un État unitaire et/ou d’une autonomie/fédéralisation/indépendance ne laissant pas le Kachin définir ses propres règles est opposée à la vision de l’Organisation d’indépendance du Kachin, qui prône la souveraineté économique de la région ; alors que remplir l’une ou l’autre de ses possibilités priverait Naypyidaw des revenus financiers dont le Kachin veut prendre le contrôle. Même à supposer que le Myanmar évolue vers une forme d’autonomie et/ou de fédéralisme (qu’il s’agisse d’un changement opéré à l’échelle de la nation ou une application au cas par cas selon les régions), aucun scénario ne peut être établi qui satisferait les deux parties sans de sérieux compromis de l’une ou de l’autre.

Les militaires pourraient accepter de laisser une forme d’autonomie ou de fédéralisme à l’État Kachin, mais uniquement sur des zones qu’ils ne contrôlent pas déjà. Un tel plan irait bien entendu à l’encontre des revendications de l’Organisation pour l’indépendance Kachin, qui vise à une autorité sur l’ensemble de l’État Kachin ; en pratique c’est la moitié occidentale de l’État sur laquelle les militaires maintiendraient leur contrôle, et il est donc peu probable de voir une telle proposition acceptée. En outre, en nul autre État du Myanmar que Shan et Kachin, les rebelles ne subissent de pression visant à leur faire accepter une partition administrative de leurs territoires : il est donc clair que le Kachin n’acceptera pas un accord aussi déséquilibré, qui serait moins avantageux pour l’État Kachin en comparaison des accords obtenus par les autres États du Myanmar.

Sauf à voir les militaires revenir sur leurs positions et accepter que l’État Kachin prenne le contrôle de l’ensemble de son économie interne par un accord d’autonomie ou de fédéralisation, ce qui constituerait une surprise, le seul moyen de sortir de ce blocage risque d’être une reprise des hostilités à grande échelle, visant pour chaque partie à faire céder l’autre. Il reste toutefois possible qu’aucune des deux parties ne veuille prendre la responsabilité de la destruction de l’esprit de « bonne volonté » auquel toutes les parties en présence se doivent d’adhérer, tant que des désaccords plus tendus n’altèrent pas les relations entre autorités centrales et les autres représentants ethno-régionaux. On peut donc prévoir que l’une des parties pourrait finir par lancer une attaque sous faux drapeau contre l’autre, afin de justifier une réponse pré-conçue pour trancher le nœud gordien. De tels événements pourraient déliter l’ensemble du processus de négociation au niveau national, et déboucher sur une réaction en chaîne amenant à un retour subit de la guerre civile à l’échelle du pays.

LES INTÉRÊTS EN MATIÈRE D’INFRASTRUCTURE
Le fait qu’aucun projet d’infrastructure transnationale ne traverse actuellement l’État Kachin ne condamne pas ce dernier à une obscurité géo-économique perpétuelle. Il se peut que le chemin de fer existant Mandalay-Myitkyna se voit un jour étendu, et apporte du lien jusque la Province chinoise de Yunnan, et même au delà, jusqu’à nœud régional de Kunming. De même, les probabilités existent que la voie ferrée pré-citée se voit complétée par d’autres modes de connectivité, avec notamment la voie rapide indienne ASEAN, qui traversera Mandalay ; cela apporterait à New Delhi un accès aux ressources de la région, et ouvrirait à l’État les marchés indiens en plus des chinois. Ce n’est un secret pour personne que les deux grandes puissances asiatiques se livrent à une concurrence effrénée sur le continent, et il n’est donc pas irréaliste que leur rivalité au Myanmar porte un jour jusqu’à la région du Kachin, avec laquelle chacune partage des frontières. Vu le rôle que prennent les investissements en matière d’infrastructure et d’amélioration des modes de transport dans la définition des diplomaties du XXIème siècle, et vu comme l’Inde et la Chine emploient d’ores et déjà ces mêmes instruments au Myanmar, par la voie rapide ASEAN pour l’une, et le couloir énergétique Chine-Myanmar pour l’autre, on ne prend pas de trop gros risques en pariant que les deux puissances en viendront à intégrer également l’État Kachin à leurs projets.

Si une telle compétition s’engageait entre les deux grandes puissances pour l’État Kachin, la Chine pourrait se retrouver en position inférieure à l’Inde, non seulement parce que la situation politique actuelle dans le pays est légèrement hostile à ses intérêts, mais également parce que les habitants de l’État Kachin ont déjà fait part dans le passé d’un sentiment latent de sinophobie. Le Myanmar a suspendu indéfiniment les projets chinois de construction du gigantesque barrage de Myitsone en septembre 2011, en faisant savoir que cette réaction répondait aux manifestations de plus en plus affirmées sur des sujets environnementaux. Soyons clairs, Naypyidaw a suspendu ce projet moins pour apaiser ses propres citoyens que comme mesure de bonne volonté vis à vis de Washington, et pour démontrer sa volonté de coopérer avec la ligne stratégique étasunienne de pivot vers l’Asie, qui allait être rendue publique le mois suivant cette décision. Que Naypyidaw déclare avoir pris cette décision en réponse à un mouvement populaire est donc à la fois semi-plausible et trompeur. La vérité est que les USA et les ONG qui leur sont affiliées ont mené une campagne d’information prolongée contre les projets hydroélectriques que la Chine essaye de construire à travers l’Asie du Sud-Est, et ont assez bien réussi à déclencher diverses protestations au Myanmar contre le barrage de Myitsone. Cela étant dit, pour incertaine que soit la mesure selon laquelle les habitants du Kachin étaient réellement opposés au barrage, on peut stratégiquement évaluer que les campagnes étasuniennes « pro-environnementales » au Myanmar et plus largement dans la région portent un biais sinophobe déguisé tel un euphémisme, qui joue sur les stéréotypes locaux pour gagner en soutien auprès des populations.

Les stéréotypes racistes sont toujours infondés, et rien ne saurait les justifier, mais pour bien comprendre pourquoi certains Kachin voient la Chine d’un mauvais œil, il importe de rappeler rapidement au lecteur les origines du phénomène. Les incursions économiques de la Chine à l’international ont commencé dans les années 1990, et s’intéressaient alors particulièrement au Myanmar, alors État isolé. La Chine, alors absolument novice en matière de pratique d’investissements internationaux ciblés, dans un monde en début de mondialisation, commit des erreurs de négligence, notamment en ignorant les sensibilités locales ; elle se préoccupait surtout d’optimiser ses taux de rendements dans ses zones d’opérations étrangères, qui, à l’époque, intégraient également l’État Kachin. Ces faux pas ont eu pour conséquence d’imprimer sur certains membres de la communauté Kachin une attitude négative envers la Chine, impression qui est malheureusement restée vivace jusqu’à ce jour et ouvre la voie à des manipulations étrangères. Les erreurs commises par la Chine en matière de « soft power », et les exagérations brandies par la suite par les USA sur celles-ci, ont compliqué auprès des populations toute nouvelle initiative de la part de Pékin pour mettre à profit le pays comme tampon géopolitique. Rapporté au contexte de rivalité indo-chinoise dans l’Asie du Sud et du Sud-Est, cela joue à l’avantage de New Delhi.

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RÉGION SAGAING
LES NAGAS


Quoique non formellement considérée comme zone d’affrontements dans la guerre civile du Myanmar, la région Sagaing pourrait entrer au cœur du jeu en terme d’internationalisation du conflit. Ce n’est pas la majorité Bamar qui pose un risque à cet égard, mais la minorité Naga qui habite une fine bande de territoire qui longe la frontière avec l’Inde. Ce groupe ethnique fut divisé par les frontières entre États au sortir de la période coloniale britannique, la plus grande part démographique de cette population se trouvant dans ce qui allait devenir l’État indien de Nagaland au Nord-Est, et une portion plus congrue se trouvant au Myanmar. Techniquement, ce sont les britanniques qui divisèrent administrativement ces populations, en imposant le Traité de Yandabo à la Birmanie en 1826, au sortir de la première guerre anglo-birmane ; ce traité cédait aux britanniques le contrôle de ce qui constitue aujourd’hui le Nord-Est de l’Inde. Ce n’est qu’à l’issue de la troisième guerre anglo-birmane, en 1885, que les britanniques « réunifièrent » les deux groupes nagas sous leur joug impérialiste, avant de les séparer administrativement de nouveau quand la Birmanie fut décrétée colonie séparée en 1937. La division resta après l’indépendance, et perdure à ce jour, et avec elle le désir de certains nationalistes nagas en Inde de se réunifier avec leurs frères établis au Myanmar.

LE CONFLIT NAGA
Les raisons du conflit Naga en Inde sont diverses, et la situation est assez complexe pour justifier une étude à part (de nombreuses études ont été publiées à ce sujet), mais dans l’intérêt du présent travail, et pour aider le lecteur à se familiariser avec les scénarios de Guerre hybride que nous décrirons en quatrième partie, il nous faut ici prendre le temps d’introduire brièvement ce sujet. Pour condenser des dizaines d’années d’histoire en quelques mots, le Conseil national Naga commença en 1947 à militer pour que le District des collines nagas d’Assam reçoive le statut d’État séparé, et leur mouvement se transforma en insurrection au début des années 1950. Ce faisant, certains Nagas  refusaient même de voir leur communauté intégrée à l’Inde d’après 1947, et se mirent à revendiquer directement l’indépendance. New Delhi essaya de trouver des compromis avec la communauté, en mettant en œuvre une décentralisation stratégique en 1963, et en créant l’État Nagaland autour d’Assam, mais cela ne suffit pas à calmer les plus nationalistes des Nagas, qui poursuivirent leur lutte pour un État indépendant. Le temps s’écoulant et le conflit gagnant en intensité, le gouvernement indien se mit à qualifier certaines de ces groupes d’organisations terroristes en réponse à leurs actions violentes. Mais cela ne dissuada pas certaines organisations, comme le Conseil national socialiste du Nagaland, qui poursuivit ses campagnes et prit même une dimension transnationale en s’établissant au Myanmar, en utilisant les zones de jungles isolées de ce pays comme bases arrières pour des attaques transfrontalières et en y recrutant la population locale.

« NAGALIM »
La génération post-1963 de nationalistes nagas fut motivée à créer ce qu’ils appellent « Nagalim », à savoir l’unification du groupe ethnique naga sous une organisation politique unifiée. C’est à ce stade que les objectifs de chaque organisation commencèrent à diverger. Certains groupes nagas veulent que les régions habitées par des Nagas, des États du Nord-Est de l’Inde, soient intégrées au Nagaland, qui pour sa part resterait rattaché à l’Inde ou deviendrait un État indépendant. L’autre branche des nationalistes nagas veut créer un « Nagalim »  indépendant transnational, qui incorpore les zones d’Inde habitées par des Nagas mais également la nouvellement créée zone naga auto-administrée du Myanmar, ce qui constitue une menace à l’intégrité territoriale des deux pays – la première mouture n’est une menace que pour l’Inde. La situation se complique encore plus, le Conseil national socialiste du Nagaland (Khaplang) (NSCN-K) opère au Myanmar depuis des années, et constitue l’un des signataires de l’accord de trêve du gouvernement, ce qui en soi rend légitime la création de la Zone naga auto-administrée après l’adoption de la Constitution de 2008. Le NSCN-K est donc considéré comme groupe terroriste en Inde, et comme partenaire légitime de l’État au Myanmar, malgré sa décision de ne pas signer l’accord de cesser-le-feu national d’octobre 2015. Tout ceci complexifie bien entendu fortement la situation transfrontalière, et sera repris dans la quatrième partie, car source intarissable de potentiel de Guerre hybride.

L’état des affaires
En récapitulatif, les épisodes les plus durables et les plus brutaux de la guerre civile du Myanmar ont été vécus dans les États Shan, Kayin et Kachin, aux frontières Est du pays. Les déstabilisations de l’État Rakhine, de l’État Shin et des activités du NSCN-K’s dans la région Sagaing ont également été regroupées dans cette conflagration plus large, la situation devenant telle que l’ensemble de la périphérie ethno-régionale du Myanmar a pris les armes contre le gouvernement central à un moment de l’histoire. S’agissant du conflit actif le plus long du monde, la guerre civile du Myanmar est incroyablement complexe, et présente de nombreuses facettes, voyant les diverses parties se trahir les unes les autres au fil de la course de ce bain de sang fratricide. Avec une guerre faisant rage de manière obstinée sur une période de presque 70 ans, la scène internationale a connu de nombreux changements, le plus prononcé d’entre eux étant constitué par la déclaration de l’armée étasunienne de réaliser un pivot d’attention stratégique, quittant les théâtres d’Europe et du Moyen-Orient et se tournant vers celui d’Asie-Pacifique.

Avant même d’annoncer formellement cette nouvelle politique en octobre 2011, les USA avaient déjà pris certaines actions pour faciliter ce pivot vers l’Asie, et avaient fait pression sur le gouvernement militaire du Myanmar pour qu’il souscrive à leurs grands desseins stratégiques, en employant la carotte et le bâton : « enrichissement personnel » et chantage de Révolution de couleur, dont la séquence permit l’aboutissement des concessions géostratégiques que Washington attendait de Naypyidaw. Dans le cadre de cet accord, les USA se mirent à réfléchir sérieusement à quoi ressemblerait un Myanmar post-guerre civile, établissant leur vision idéale de la chose : un État fédéralisé sur base d’identités, étroitement intégré à une chaîne de projets d’infrastructure trans-nationale avec en fer de lance l’Inde et le Japon, fers de lance de la Coalition visant à contenir la Chine. Selon ces plans, les USA encouragèrent le Myanmar à aller vers l’accord national de cesser-le-feu d’octobre 2015, que l’auteur a analysé en profondeur dans un article déjà paru sous le titre « Myanmar : Paix à long terme ou établissement des lignes d’affrontement ? », [Myanmar: Drawn-Out Peace Or Battle Lines Drawn ? NdT]. Outre un soutien rhétorique à cet accord, les USA envoyèrent des signaux implicites de soutien à leur mandataire Suu Kyi, et à ses déclarations voulant que les groupes rebelles attendent l’élection de novembre et l’investiture d’un nouveau gouvernement pour conclure tout accord avec les autorités.

Cette approche schizophrène trouve une explication simple dans le fait que l’approche générale des USA soutient le lancement d’un processus de résolution de conflit, qu’importe qui le soutient par ailleurs, leur stratégie d’ensemble ayant changé au point de vouloir stabiliser le Myanmar, pour en faire un auxiliaire utile dans leur stratégie de « contenir la Chine ». Plus précisément, le choix d’un fédéralisme sur base d’identités pourrait amener à la création d’un échiquier définissant de nouvelles zones d’influences géopolitiques au sein du pays, définissant de nouvelles « règles du jeu », qui permettraient dès lors aux USA et à leurs alliés d’avancer leurs influences politiques, économiques et militaires au plus près de la frontière avec la Chine. Cette stratégie apparaît beaucoup plus difficile et coûteuse à jouer dans un état continu de guerre civile sur les dimensions physiques, financières et stratégiques, d’où ce nouveau besoin de résolution du conflit et la fabrication d’un mécanisme intérieur sous un masque « gagnant-gagnant », visant à établir leur stratégie. L’engagement double des militaires et de Suu Kyi avec les groupes rebelles, malgré les pressions des militaires pour qu’un accord soit signé avant novembre, et les groupes rebelles en question faisant tout pour le retarder, présentait la caractéristique commune d’un but partagé : faire avancer les parties vers un cesser-le-feu et mettre sur les rails un processus de négociation multilatéral, que l’auteur appelle Panglong 2.0.

Tirée de l’article cité ci-dessus déjà publié par le même auteur sur ce sujet, la liste qui suit présente les signataires et les non-signataires de l’accord de cesser-le-feu national :

Signataires (pro-gouvernement)Non-signataires (opposition)
All-Burma Students’ Democratic FrontArakan Army
Arakan Liberation PartyKachin Independence Organization
Chin National FrontKarenni Natl. Progressive Party
Democratic Karen Benevolent ArmyLahu Democratic Union
Karen Natl. Lib. Army – Peace CouncilMyanmar Natl. Democratic Alliance Army
Karen National UnionNatl. Soc. Council of Nagaland – Khaplang
Pa-O National Liberation OrganizationNew Mon State Party
Shan State Army – SouthTa’ang National Liberation Army
United Wa State Army
   
Pour simplifier au lecteur la compréhension de la dynamique en cours dans la guerre civile, après la signature de l’accord de cesser-le-feu national, l’auteur a établi une carte et y a intégré les informations d’infrastructure pertinentes présentées plus haut dans le cadre des présents travaux. Cette carte présente les zones territoriales des factions signataires, ainsi que les projets d’infrastructure qui traversent le pays :

Rouge : zones contrôlées par le gouvernement, soit par administration directe, soit au travers d’alliance avec les rebelles ;
Bleu : zones anti-gouvernement contrôlées par les rebelles ;
Points noirs : les trois ZES du Myanmar, du Nord au Sud il s’agit de Kyaukpyu, Thilawa et Dawei ;
Point jaune : la capitale de Naypyidaw ;
Ligne blanche : les oléoducs et gazoducs Chine-MyanMar ;
Ligne bleu lavande : voie rapide Inde-Thaïlande ;
Ligne vert citron : Couloirs japonais Est-Ouest et Sud ;
Ligne bleu marine : projet indien de Kaladan.
L’article précité propose une description complète de la situation des zones d’affrontement, et nous recommandons au lecteur intéressé par les détails de ce que la carte présente de le consulter. Afin de rester pertinent dans le cadre de notre focus présent, qui concerne les Guerres hybrides, l’auteur va consacrer la suite de la présente analyse à expliquer les liens entre les projets d’infrastructure transnationaux et les scénarios étasuniens de déstabilisation du Myanmar :


CHANTAGE ENVERS PÉKIN
L’observation la plus pertinente qui sort d’une consultation de la carte est que le couloir énergétique Chine-Myanmar (que Pékin espère un jour voir étendu en Route de la soie du Myanmar) est doublement vulnérable aux déstabilisations : il traverse les États Shan et Rakhine, influencés par les rebelles, chose qui ne frappe ni la voie rapide indienne ASEAN, ni les couloirs Est-Ouest et Sud du Japon. Les zones traversées par le projet chinois sont, techniquement, contrôlées par le gouvernement, mais le contrôle de Naypyidaw sur ces zones pourrait se révéler faible si une nouvelle phase de guerre civile éclatait, qu’il s’agisse d’un retour des hostilités conventionnelles à grande échelle dans l’État Shan, ou d’émeutes ethno-religieuses dans l’État Rakhine. Le seul facteur permettant la sécurité des projets chinois réside à ce jour dans la bonne volonté affichée par les militaires, l’armée ayant des intérêts propres à protéger les investissements de Pékin : il est certain qu’elle répondrait à des attaques sur ces projets. Mais au vu de l’environnement géopolitique mouvant dans lequel évolue le Myanmar, les mêmes militaires pourraient voir leurs intérêts dans cette coopération égalés voire dépassés par d’autres partenaires que la Chine.

Par exemple, Naypyidaw pourrait un jour revoir ses calculs, ou se laisser mener à penser que répondre aux provocations rebelles envers les investissements d’infrastructure chinois présenterait un coût politique trop important, si une réaction à ces attaques pouvait compromettre le processus de paix national et perturber la redirection géopolitique entamée en direction du monde unipolaire. Certains individus particulièrement influents, ayant à l’esprit la stratégie de la carotte et du bâton d’« enrichissement personnel » jouée de manière experte par les USA pour infiltrer leur influence au plus profond de l’élite militaire du pays, pourraient avoir un intérêt économique personnel à tout mettre en œuvre pour ne pas apparaître comme « hostiles » ou comme « faisant obstacle au processus de paix », en une volonté désespérée d’éviter le retour de sanctions.

Autre vulnérabilité affectant le couloir énergétique Chine-Myanmar et la possible Route de la soie du Myanmar, le degré de souveraineté économique dont disposeraient les États de Shan et de Rakhine dans un contexte d’autonomisation et/ou fédéralisation, et la manière dont ils l’exerceraient vis-à-vis du projet. À l’image de l’Ukraine, devenue un énorme point de blocage dans la coopération énergétique entre Russie et Europe, ces deux États de transit pourraient connaître la même évolution, et perturber les relations entre la Chine avec le gouvernement central du Myanmar et/ou ses partenaires extérieurs via le terminal de Kyaukpyu, situé sur l’Océan indien. Ces entités régionales, dont on peut prédire qu’elles seront pétries d’une forte volonté d’auto-gestion pour leurs territoires remodelés, pourraient essayer de tirer des redevances abusives de la part de la Chine, mettant à mal le taux de rentabilité de l’oléoduc, et faisant tellement monter les coûts de « maintenance » de ce projet stratégique qu’il se transformerait en gouffre financier. Pékin s’opposerait sans doute à toute forme de chantage économique mené contre elle, en particulier de la part de gouvernements régionaux, mais Naypyidaw pourrait traîner les pieds à agir par la force en réponse à de tels désaccords, et considérer que courir le risque de raviver la guerre civile serait trop élevé pour intervenir dans les différends de redevances d’oléoducs entre ses États internes et la Chine (et ce d’autant plus si les groupes rebelles de ces États se voient agrégés en armée régionale sous statut légal).

Confrontée à des incertitudes quant à la sécurité physique et économique de ses oléoducs, la Chine sera moins motivée à poursuivre son engagement stratégique avec le Myanmar au niveau étatique, et soignera plutôt ses relations avec les entités sous-étatiques autonomes/fédéralisées. Pékin a déjà fait quelques pas visibles dans cette direction, ayant reçu les dirigeants du Parti national Rakhine pour essayer de s’attirer leurs bonnes grâces. De toute évidence, ce qui a motivé la Chine à agir ainsi est une volonté de cultiver une relation de travail pragmatique avec les personnalités politiques qui pourraient un jour se retrouver à des positions stratégiques de l’État régional, disposant de plus d’influence à ce niveau que les instances nationales du Myanmar. Mais la montée d’une force politique amicale dans l’État Shan fait défaut à la stratégie chinoise de diplomatie à deux étages. Pour l’instant, cet État reste englué dans la guerre civile et divisé entre diverses factions combattantes, et il est donc beaucoup trop tôt pour la Chine de s’engager à soutenir l’une ou l’autre d’entre elles. En outre, aucune d’entre elles n’est à présent en mesure d’exercer un contrôle sur l’entité administrative, et il est probable qu’aucun force de cette stature n’émerge jamais. Le meilleur pari de la Chine reste d’attendre et de voir quelle force finira par prendre le contrôle de la zone de l’État Shan où court l’oléoduc, et de trouver dès lors un moyen rapide de s’attirer les bonnes faveurs de ce groupe, une fois qu’il aura solidement pris en main le territoire en question.

MANDALAY : LE POINT DE RENCONTRE
Située presque au centre du pays, la ville de Mandalay constitue un nœud clé pour les flux commerciaux nord-sud qui traversent le Myanmar. Le meilleur exemple en est donné par le fait que les projets indien et chinois transitent chacun par cette même ville, la voie rapide ASEAN apportant des avantages tangibles évidents à la ville et à ses habitants, plus que le couloir énergétique Chine-Myanmar. Mais si la Chine réussit à un jour à tracer une voie ferrée directement jusqu’à cette ville, en extension de la voie ferrée Mandalay-Myitkyina, ou comme intégration parallèle d’une Route de la soie du Myanmar longeant les oléoducs en place, la rivalité économique par procuration entre Pékin et New Delhi sera débridée dans tout le Nord du Myanmar. En l’état, la Chine constitue déjà une présence économique importante dans la région, amplifiée par la migration de dizaines de milliers de citoyens chinois vers Mandalay depuis une vingtaine d’années, et leur influence énorme sur la ville ; mais l’absence d’un couloir commercial fiable entre les deux États a limité l’influence « soft power » de la Chine sur la région. En outre, l’existence d’un sentiment sinophobe diffus, dont nous avons expliqué les origines ci-avant, inhibe quelque peu les avancées de l’influence chinoise dans la région, et contribue au positionnement de l’Inde, qui se présente comme un « levier d’équilibrage » attractif.

Il est difficile pour l’instant de prédire les débouchés de cette rivalité économique entre Chine et Inde au Nord-Myanmar, surtout en ce qui concerne Mandalay et les zones environnantes, mais actuellement, l’Inde a une tête d’avance grâce à la voie rapide ASEAN. On peut donc considérer que New Delhi dispose de l’initiative, son projet d’infrastructure transnationale présentant le potentiel d’apporter des avantages à l’économie locale. Il s’agit exactement de ce que les nombreuses routes de la soie s’emploient à réaliser partout dans le monde, et c’est chose ironique de voir l’Inde, et non la Chine, parvenir à ces fins pour l’instant au Myanmar. Mais Pékin, pour ces raisons, comprend que son influence sur le pays restera forcément pondérée, car chaque jour qui s’écoule et qui voit la voie rapide ASEAN en fonction pendant que la Route de la soie du Myanmar ne l’est pas, son influence en terme de « soft power » en pâtit. L’ironie suprême, une fois de plus, réside en ce que c’est habituellement la Chine qui abîme de la sorte indirectement ses concurrents, et qu’elle en vient ici à subir ces effets : il s’agit d’une situation inédite et unique pour la Chine, qui découvre et apprend de cette situation.

LA JOINTURE DE L’ÉTAT MON :
Le petit État Mon, niché au Sud-Est du Myanmar, entre l’Océan indien et l’État Kayin, constitue l’une des zones les plus géo-critiques du pays. Son importance vient de ce qu’il constitue le point de connexion entre la voie rapide ASEAN et le couloir japonais Est-Ouest, le point clé en résidant dans la ville portuaire de Mawlamyine. D’ici, les deux projets d’infrastructure transnationale suivent la même voie jusque la ville Karen de Myawaddy, avant de se séparer une fois sur le sol thaïlandais. Au vu de l’importance de ces projets dans les grands desseins géostratégiques unipolaires, il est impérieux que chacun d’eux reste protégé, afin d’en maximiser la viabilité. Dans l’ensemble, il n’y a pas de problèmes enracinés dans les États Mon ou Karen, car l’Union nationale Karen, premier groupe rebelle de cette zone du pays, a signé conjointement avec quelques-unes de ses branches dérivées l’accord de cesser-le-feu national du gouvernement. Mais le Nouveau parti de l’État Mon [New Mon State Party (NMSP), NdT] n’a pas signé ce même accord et pourrait en théorie poser des problèmes à chacun de ces projets.

Il n’est pas aisé d’accéder à des informations fiables au sujet du NMSP et de ses activités au Myanmar, mais en l’état ce groupe ne semble pas constituer une grande menace. L’auteur n’a pas pu trouver d’information qui laisserait à penser qu’ils s’emploieraient ou projetteraient de saboter ou d’attaquer l’un des projets indien ou japonais, et il est probable que si cela était arrivé, on en trouverait quelque trace sur Internet, ne serait-ce que sous forme de propagande pro-Mon. En outre, de telles tentatives auraient sans doute donné lieu à une réponse militaire, chose qui aurait été reportée et sans doute exploitée pour contester le gouvernement. Rien de tout cela n’étant trouvable sur Internet, on peut supposer que rien de tel ne s’est produit récemment, sauf de très petites occurrences ne méritant pas d’attention réelle. Mais on peut se demander, dans ces conditions, pourquoi le NMSP a refusé de signer l’accord de cesser-le-feu national, s’il est aussi faible qu’il apparaît, ne disposant évidemment d’aucun contrôle sur le territoire qui héberge les itinéraires des deux projets transnationaux. Une explication plausible pourrait être que le NMSP préfère laisser en pause ses actions aussi longtemps que possible, pour collecter les résultats d’une autonomie ou d’un fédéralisme au sein de leur État ; il se peut qu’ils estiment que leurs gains seront plus substantiels s’ils négocient une signature ultérieure de cet accord conjointement avec d’autres groupes rebelles, au vu de leur taille et de leur pouvoir finalement restreints.

À supposer que le NMSP essaie de perturber les projets indien ou japonais, il est très probable que les militaires leur tomberaient dessus immédiatement, et mettraient fin au problème avant qu’il ne déborde. Les USA et leurs alliés soutiendraient probablement une telle réaction, la voie rapide ASEAN et le couloir Est-Ouest figurant en tête de liste de leurs priorités stratégiques par rapport aux intérêts d’un petit groupe rebelle ethno-régional. On pourrait voir les USA et leurs alliés européens (l’OTAN) dénoncer de manière rhétorique les réactions de l’armée pour « sauver la face » face au lobby des « droits de l’homme » qu’ils connaissent sur le plan intérieur (sous condition bien sûr que les bruits d’actions militaires dans l’État Mon remonte jusque là), mais ces protestations n’auraient rien de sincère, et ne constitueraient qu’une tactique de politique intérieure. Même si Naypyidaw agissait pour étouffer les rebelles, cela pourrait échouer, à supposer que le NMSP se soit préalablement entraîné à la guérilla, pour pratiquer des attaques éclairs et se fondre immédiatement dans la population locale. Dans une telle situation, il pourrait même être contre-productif pour l’armée de lancer une réplique à grande échelle, et d’autres moyens de réponse devraient être étudiés.

Plutôt que l’usage de la force en réponse à des attaques que le NMSP lancerait sur le projet unipolaire, Washington, New Delhi et Tokyo pourraient essayer d’acheter le groupe pour qu’il mette fin à ses offensives, si cela n’est pas déjà fait. Le NMSP est un petit groupe, et reste donc susceptible d’être influençable par des montants relativement minimes, l’équivalent d’une « goutte d’eau dans la mer » pour un des États qui se traduirait par une vie de luxe pour les dirigeants du mouvement. Et si cela ne devait pas fonctionner (par exemple, si le NMSP est plus patriotique qu’intéressé par l’argent), et que les trois États ne voulaient pas donner le feu vert au Myanmar pour rayer le groupe rebelle de la carte, ils pourraient encore user de leur influence sur Naypyidaw pour que l’État Mon reçoive une forme d’autonomie ou de fédéralisation au cours de la refonte administrative à venir, et veiller à ce que le NMSP dispose d’une position à la tête de ce territoire.

À suivre

Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.

Traduit par Vincent pour le Saker Francophone
« Modifié: 27 mars 2019, 07:26:15 pm par JacquesL »