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Auteur Sujet: Autre psychotique : Pierre Rivière, 1815-1840.  (Lu 3850 fois)

JacquesL

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Autre psychotique : Pierre Rivière, 1815-1840.
« le: 15 février 2007, 11:41:34 am »
3. Autre psychotique : Pierre Rivière, 1815-1840.

3.1. Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère. Un cas de parricide au 19e siècle, présenté par Michel Foucault. Gallimard 1973.

3.2. Le génogramme





3.2.1. CHRONOLOGIE DE LA FAMILLE RIVIÈRE

1813 mariage des parents
1815 naissance de Pierre ; la mère est malade six mois ; l’enfant reste chez le père
1816 naissance de Marie Françoise Victoire ; la mère est malade trois mois
vers 1817-1818 Pierre est repris par sa mère
1820 naissance d’Aimée
1821 Pierre retourne définitivement chez son père ; il a six ans
1822 naissance de Prosper
1824 naissance de Jean
1825 mort de l’oncle, frère du père
1826 mort du grand-père maternel
1826-1827 procès pour une pièce de terre et une maison achetées par la mère à Courvaudon ; le père s’endette pour payer les frais
1828 naissance de Jules. Aimée et Prosper sont venus habiter chez le père ; puis Jean
1833 mort de la grand-mère maternelle
1833 Début des grands conflits d’argent entre le père et la mère : bail contesté avec Pierre Le Compte ; dettes systématiques de la mère.
Juillet 1834 maladie et mort de Jean.

Au moment du meurtre, le 3 juin 1835, Pierre Rivière a 20 ans. Sa mère Victoire (ou Marie Anne officiellement ?) née Brion, a 40 ans, sa grand mère Marie Rivière 74 ans, sa sœur Victoire (ou Marguerite officiellement ?) en a 18, sa sœur Aimée ?, et son frère Jules 8 ans. Son père Pierre-Margrin, fils de Pierre, environ 42 ou 43 ans.

3.3. Les théâtralisations en jeu.

3.3.1. Théâtralisations modernes.

Michel Foucault s’intéresse particulièrement aux magistrats, aux témoins voisins villageois, et aux aliénistes qui disputent alors aux magistrats un nouveau territoire : le droit de qualifier et commenter les criminels difficiles à comprendre. Disqualifier plutôt. Foucault insiste sur la dureté de la vie paysanne, et explique que ces crimes sont les seules irruptions à travers le silence social, que tout fait mal tout le temps à en hurler, dans ces vies privées d’aucun avenir, privées de toute chance. Quotidiennement endurer l’invivable. …l’horrible est quotidien. Dans les campagnes c’est depuis toujours le lot de tous.
Michel Foucault relève dans les témoignages de Louis Hamel, de Marguerite Colleville, mais c’est surtout Alexandre Fontana qui relève le plus le témoignage du journalier Pierre Binet : Pierre Rivière se contraint, et contraint ses chevaux, à des exploits surhumains pour sortir de sa condition invivable.
Mais ces auteurs échouent à inscrire les symptômes de Pierre, et notamment sa phobie et sa crainte des femmes, dans une dynamique familiale, et dans une dynamique de l’attachement insécure à une mère insécure dans son identité et dans sa féminité, une mère qui ne se sent exister que dans la persécution de ses proches.
Jean-Pierre Peter et Jeanne Fauvet s’intéressent à l’époque, saignée par les guerres de la Révolution puis de Napoléon, à cette paysannerie qui depuis une génération commençait de pouvoir acheter des terres. A ces silencieux qui se manifestent par le sang. A la disqualification constante, voire raciste, que les notables opposent aux actes existentiels du petit peuple.

3.3.2. Les théâtralisations de l’époque.
Le procureur du roi, 20 juillet 1835 :
Rivière n’est pas un monomane religieux ainsi qu’il a d’abord essayé de le faire croire ; et ce n’est pas non plus un idiot, ainsi que quelques témoins ont paru le supposer ; aussi la Justice ne peut voir en lui qu’un être cruel qui a suivi l’impulsion du mal, parce que comme tous les grands criminels, il a étouffé le cri de sa conscience, et n’a pas assez combattu les penchants de sa mauvaise nature.
Le juge d’instruction Legrain, 9 juillet 1835 (D: demandes du juge, R: réponses de Rivière ) :
D. Vous venez de dire que Dieu vous avait commandé les trois assassinats qui vous sont reprochés, vous saviez pourtant que Dieu ne commande jamais le crime.
R. Dieu a commandé à Moïse d’égorger les adorateurs du veau d’or, sans épargner ni amis ni père ni fils.
Quelques répliques plus loin, le diagnostic d’idiotie ou de folie peut être écarté une bonne fois pour toutes, par sa réponse à une question sur ses doutes envers la religion localement en usage :
R. J’avais lu dans les almanachs et la géographie que la Terre est divisée en plusieurs parties et je doutais qu’Adam créé sur l’une de ces parties il eût été possible à sa postérité de peupler les autres.
Toutes ces théâtralisations manquent invariablement leur cible cognitive : les catégories disponibles à l’époque sont avant tout religieuses, et invoquent une « nature » individuelle, une lutte mythique du bien et du mal. Il est à cette époque inimaginable de s’intéresser au développement d’un enfant, à son environnement, aux interactions entre les gens, à la dynamique familiale, à la dynamique du développement.
Dans le contexte de l’étude de l’œuvre de Charles Lyell (1797-1875), écossais parmi les fondateurs de la géologie, et premier avocat de l’actualisme, ou théorie des causes actuelles, d’après ses observations de sédimentation lacustre, puis marine autour de la Sicile, Pierre Thuillier, historien des sciences qui publiait ses études ponctuelles dans La Recherche, cita Thomas Henry Huxley (1825-1895) : au début de ma carrière de biologiste, il n’existait alors aucune science naturelle qui ne vit Noé et son Arche se profiler menaçants au bout de chacune des allées qu’il explorait. (Citation de mémoire).
Autre théâtralisation intéressante, le pamphlet avec complainte, qui commence par le titre : Arrêt de la cour d’assises de Caen, du 5 décembre 1836, qui condamne à la peine de mort le nommé Pierre Rivière… Il a été exécuté le 15 février 1837. … Le mercredi 3 octobre, Pierre Rivière se saisit d’un couperet… Le 4 octobre 1836, le cortège funèbre…
Or ces faits et ces dates sont faux : Pierre Rivière n’a pas été exécuté du tout, mais détenu à perpétuité, s’est suicidé le 20 octobre 1840. Le meurtre est du 3 juin 1835, soit seize mois d’erreur. L’audience d’assises et la condamnation sont du 12 novembre 1835, soit presque treize mois d’erreur. On imprime donc n’importe quoi, de la légende.

3.4. Les symptômes qui furent relevés.
Signes particuliers donnés au signalement :
Regard oblique,
Tête inclinée, démarche saccadée.
Ici le texte est ambigu : « tête inclinée », vers l’avant vers le sol, ou sur le côté en sollicitation ?
Dans le dossier du procureur du roi à Vire :
Pierre Rivière a été depuis son enfance un sujet d’affliction pour sa famille, il était opiniâtre et taciturne ; la société même de ses parents lui était à charge. Jamais il ne montra pour son père et pour sa mère l’affection d’un fils. Sa mère surtout lui était odieuse. Il éprouvait parfois, en s’approchant d’elle, comme un mouvement de répulsion et de frénésie.
… Sa tête est constamment penché à terre, et son regard oblique semble craindre de rencontrer un autre regard, comme dans la peur de trahir sa pensée ; sa démarche est saccadée et par bonds, il saute plutôt qu’il ne marche.
Concernant ce regard évitant, à rapprocher d’une observation de Boris Cyrulnik (Les vilains petits canards, Ed. Odile Jacob 2001) :
« Tout comportement de « petit » inhibe l’agressivité des adultes. L’enfant réduit l’espace qu’il occupe, diminue l’intensité de ses vocalises, arrondit les angles en inclinant la tête, en faisant la moue, en souriant avec les yeux. Regarder sur le côté pour n’avoir ni à affronter le regard comme un effronté, ni à l’éviter comme un fourbe, ces manifestations comportementales de quête affective sont celles d’un enfant imprégné par un attachement insécure. »
Concernant les mouvements saccadés, la pauvreté du schéma corporel ? La fuite terrifiée lorsqu’une fille l’embrassa ?
Mais le mystère demeure toujours : pourquoi Rivière, dès l’adolescence, et l’impossible passage à l’état adulte, se sent-il obligé de jouer l’idiot, le bizarre, le provocateur, le presque-fou ? Car de nombreux traits montrent qu’il n’est pas dupe de son personnage, il en est seulement prisonnier.

3.5. Décevante, la Justice civile…
Pierre Rivière est profondément déçu par les registres pratiqués par la Justice Civile. Il détaille ce qui lui semble des insuffisances dans les prises de renseignements, et le croisement des assertions faites par sa mère devant le juge. Il n’était pas présent, mais recueillait les amertumes de son père.
Nous verrons dans la troisième étude de cas, la même déception devant la même indigence des schèmes cognitifs du juge civil. Déception devant son peu de combativité à aller chercher l’information contradictoire, pour démonter une construction fourbe. Aussi bien Rivière que Genevrier se plaignent des primes accordés par le juge civil à la partie fourbe.
Automatismes sommaires faciles à prévoir et à exploiter par le fourbe, qui en montant son trucage a toujours un coup d’avance sur le juge. Ici Victoire s’entend à faire des dettes, pour les mettre sur le dos de son mari. On exploite le fait que le juge est un notable au loin, qui s’abstrait des informations disponibles sur place, ici sur l’acharnement à nuire (par exemple à coup de calomnies auprès des voisins), le harcèlement à coup de dettes. Il suffit donc d’éviter tous témoins qui connaissent les querelles cherchées à l’époux, et d’exhiber de faux témoins de dettes intentionnelles ou imaginaires…
On peut se poser la question de la formation intellectuelle (et morale donc ?) des juristes, et aussi celle de la présélection : qui choisit cette profession ? Un souvenir inoubliable, pour qui a passé une année scolaire en DESS de droit à Paris 2 - Assas : tous ces appels au meurtre raciste affichés sur tant de murs, et dans toutes les pissotières… J’en ai pris des photos.

3.6. Les soutiens à la violence à venir.
Citations de La Roche-Jacquelein, si pleine de panache, et des martyrs, de personnages bibliques (Jaël, Judith), et de Charlotte Corday, héros de libération du petit contre le grand. Rappel des guerres napoléoniennes : Cet homme a fait périr des milliers de personnes pour satisfaire de vains caprices. Idiot, Pierre Rivière ?

3.7. Les thèmes dominants dans le harcèlement conjugal.
La revendication de Victoire porte avant tout sur du linge : elle veut de beaux habits.
Sinon, elle passait déjà sa vie à se disputer avec sa mère :
Année 1815, après l’accouchement de Pierre. Ma mère dans sa maladie montrait du mépris et de la dureté surtout à l’égard de sa mère, elle ne la trouvait pas capable de lui faire aucune chose ; c’était ma grand-mère paternelle qu’elle trouvait alors capable de la soigner. Comme on lui demandait pourquoi elle ne voulait pas que ce fut sa mère, elle répondait : et puisque qu’elle est si bête.
Vers 1822 ? Je dirai ici la vie que ma mère menait avec ses parents, tous les jours elle se disputait avec sa mère, elle ne lui disait pas une parole que cela ne fut pour la mortifier, s’entrereprochaient continuellement cinquante-milles choses, témoin tous ceux qui les ont entendues parler ensemble. … Je demeurais à Courvaudon mes six premières années, j’étais témoin de toutes ces disputes, je puis dire que je n’ai pas grand attachement pour ma mère, j’aimais bien mieux mon grand-père et ma g-m, surtout mon g-p ; … il travaillait encore à sa boutique, et là il était tranquille, elle était assez éloignée pour ne pas entendre que faiblement le claquet qui régnait dans la maison.
1826 : Elle s’habilla comme une mendiante, et vint à Aunay, elle entra chez mon père, elle lui reprocha qu’il était un mangeard et un lubrique qu’il entretenait des putains… Elle fut trouver feu Mr Grellay, qui était alors vicaire à Aunay. Elle lui dit que son mari la faisait périr, qu’elle manquait de tout, qu’il avait d’autres femmes qu’elle, enfin tout ce qu’elle put trouver pour le diffamer…

3.8. Parentisations et instrumentalisations des enfants.
Témoignage de Pierre Fortin, 50 ans, charpentier :
Rivière père est le plus doux des hommes ; dans les contestations qui ont eu lieu entre lui et sa femme, cette dernière avait les torts. Je n’ai point entendu dire avant le 3 juin, que Rivière en voulut à sa mère. Toutefois, son père m’avait dit un jour que l’inculpé serait plus méchant que lui, à l’égard de sa femme, et que, s’il avait le caractère de Pierre, son fils, Victoire Brion ne serait pas aussi tranquille.
Le rôle de Pierre ne lui aurait-il été transmis que par inconscient ? Toutefois, les deux premières lignes que nous citons plus loin montrent que père et fils se sentaient solidaires dans la guerre conjugale. Le passage à l’état adulte semble impossible à Pierre (les témoins ne manquent pas sur son immaturité quant à son rôle sexuel, sur sa peur des femmes), tant qu’il n’aura pas su protéger son père contre la suite du harcèlement maternel, et contre la naissance adultérine imminente.
Le rôle de complice (plutôt que vraiment supplétive : elle ne déclenche pas de violences autonomes) de sa sœur Victoire est patent par le récit de Pierre Rivière.
Nous fûmes écouter mon père et moi par un endroit du plancher les discours que ma mère et ma sœur disaient ensemble. J’y allai le plus souvent mais on ne les entendait que lorsqu’ils parlaient un peu haut. Un jour que mon père avait dit a ma sœur Victoire, que ma g-m. ne pourrait mais guère plus travailler, qu’il faudrait aider à soigner les vaches, et aller à la mengeaille chacun a son tour, mon autre sœur et elle; lorsque que ma mère fut revenue elle lui dit en répétant les paroles de mon père d’un ton moqueur : ah il a dit qu’il faudrait aller à la mengeaille, que sa mère ne serait plus capable de travailler, ma mère en faisant la cuisine faisait du plus mal qu’elle pouvait elle mettait des herbes à la soupe qu’elle savait que mon père n’aimait pas et les mettait avec d’autres qu’il aimait.
(Grossesse annoncée par Victoire) Cependant craignant qu’il ne se trompât je résolut de m’éclaircir de cette affaire en écoutant; une fois j’entendis que ma mère et ma sœur calculaient le temps qu’elle serait dans cette couche en examinant le temps qu’elle avait été dans les autres. Ma sœur dit en outre : il ne faut pas lui faire aucun habit, au moins mais qu’il soit fait, et qu’il vienne a demander le bonnet, que les gens soient là tu diras : ma foi, il n’y en a pas, m’as-tu donné de l’argent pour en avoir. C’est là, ajoutait ma sœur, qu’il y aura a rire; ensuite elle supposa et dit d’un ton de moquerie les paroles que mon père pourrait dire alors : ah, continua-t-elle, il te dira, ah tu as encore fait cela pour me faire honte, tu est toujours de même, si c’eût été pour autre chose tu en aurais bien trouvé; ma mère se méfiant des écoutes lui dit : tais-toi donc. Ma sœur dit d’un ton plus bas : n’en fais pas toujours.

3.9. La grossesse instrumentalisée.
Il est remarquable qu’aucun des commentateurs réunis autour de Michel Foucault, n’ait remarqué cette grossesse, présentée comme adultérine, et autant instrumentalisée par Victoire.
Ma mère alla consulter Mr Blain à Beauquay, elle lui débita ses calomnies contre mon
père, elle lui dit aussi qu’elle était grosse. Il y avait d’autres personnes chez Mr Blain, cela fut bientôt répandu dans Aunay, et un homme parlant a un de nos voisins dit : il paraît que vous avez un voisin qu’il faut qu’il maltraite étrangement sa femme, car elle en dit de belles choses. Mon père sachant qu’elle avait dit qu’elle était grosse, ne put croire qu’elle le fût
car, disait-il, comme elle sait ce qui en est avec moi, elle se pense, il tient à l’honneur, mais qu’il voie une pareille affaire, il dira : comment est-il possible, il ne pourra se contretenir, il me battra et je pourrai obtenir une séparation. Je suis sûr, continuait-il, quelle se met de quoi sur le ventre pour se le faire grossir, il faudra que j’y regarde; il tint ce raisonnement devant quantité de personnes entre autres, Hébert et sa femme, la veuve Quesnel, Victor domestique chez Mr Grellai, une de cousine de ma mère de Courvaudon Guerin garde-champêtre, un rémouleur qui est a Aunay, Mr le curé d’Aunay; Mr le curé lui dit de n’y pas regarder. Mon père disait encore : elle dit que j’ai fait périr l’autre, mais je lui dirai qu’il faudra qu’elle me rende compte de celui qu’elle a dans le corps.
… quoique ma mère fut grosse elle pensa qu’elle pourrait cependant commencer a intenter un
procès pour avoir une séparation, alors elle ne voulut plus faire de cuisine que pour les deux enfants qui étaient avec elle.
Devant le président pour paraître en conciliation :
Mon père lui dit : je te rendrai tout on demanda a qui seraient confiés les enfants, Mr le prt dit qu’ils iraient ou ils voudraient. Mon père dit : mais Mr elle se dit grosse, à qui sera confié cet enfant ? Il répondit ce sera plutôt à votre femme qu’a vous, c’est elle qui l’allaitera. Mais ce n’était pas là ce qui arrangeait ma mère qui comme on la vu avait l’intention de faire cet enfant et de ne pas y mettre les doigts en aucune manière que ce fût. Arrange-t-en comme tu voudras. Elle ne dit rien a ce que Mr le président disait là dessus. Ce juge dit aussi que si elle voulait plaider qu’il ne refusait pas de l’autoriser mais que ce serait une affaire a dépenser bien de l’argent. C’était bien là ce qui contentait ma mère qui savait que mon père serait obligé de lui en fournir pour plaider contre lui.

3.10. Comment fabrique-t-on un parricide ?
Seul Pierre Rivière est disert à ce sujet, alors que c’est une catégorie complètement absente des autres acteurs.
Michel Foucault a relevé les témoignages de Louis Hamel, de Marguerite Colleville. Alexandre Fontana relève le témoignage du journalier Pierre Binet : Pierre Rivière se contraint, et contraint ses chevaux, à des exploits surhumains pour sortir de sa condition invivable. A force de forcer l’impossible dans l’effort paysan, Pierre est acculé à changer de dimension dans l’exploit, à passer par l’écrit et le meurtre mêlés.
Le passage à l’état adulte semble impossible à Pierre (les témoins ne manquent pas sur son immaturité quant à son rôle sexuel, sur sa peur des femmes), tant qu’il n’aura pas su protéger son père contre la suite du harcèlement maternel, et contre la naissance adultérine imminente. Pierre endosse un rôle sacrificiel : qu’il tue les deux Victoire, mère et fille complices dans le harcèlement, cela a encore une certaine logique, mais qu’il tue aussi son petit frère Jules est d’une logique bien plus étrange. Lisons-le dans son mémoire : je me déterminai à les tuer tous les trois ; les deux premières parce qu’elles s’accordaient pour faire souffrir mon père, pour le petit j’avais deux raisons, l’une parce qu’il aimait ma mère et ma sœur, l’autre parce que je craignais qu’en ne tuant que les deux autres, que mon père quoique en ayant une grande horreur ne me regrettât encore lorsqu’il saurait que je mourut pour lui, je savais qu’il aimait cet enfant qui avait de l’intelligence, je me pensai il aura une telle horreur de moi qu’il se réjouira de ma mort, et par là vivant exempt de regrets il vivra plus heureux.
Rivière est manifestement au dessus de son rôle d’idiot, il n’en est pas dupe, mais en reste prisonnier. Son excellente mémoire scolaire ne suffit pas à lui offrir une possibilité d’ascension sociale hors de sa condition paysanne, interne à sa famille d’origine. Son intelligence, sa capacité de réflexion et son imagination sont évidentes, mais sont sans grand emploi constructif, sans reconnaissance sociale.
Sa première séductrice, sa mère, lui est odieuse et insalubre, et non seulement il reste prisonnier à la fois de son attachement insécure envers elle, mais de plus père et fils restent prisonniers de la persécution maternelle. Pierre Rivière ne peut se concevoir un avenir d’homme mûr, fondateur de famille, exploitant agricole : tout avenir lui est bouché.
Dans son Art de la guerre, Sun Tzu recommande bien de toujours laisser une issue de fuite à l’adversaire, sans jamais l’acculer dans une position sans issue, afin que jamais le désespoir ne le contraigne à se battre férocement jusqu’à la mort. Manifestement Victoire Brion, épouse Rivière, ignorait cette directive de Sun Tzu : elle a acculé son fils à une action désespérée et héroïque, qu’elle n’avait jamais prévue.

3.11. Valeur du matériel utilisé ?
Comparons le témoignage de Pierre Rivière aux deux autres cas :
1. Victoire n’a jamais rien fait de bien dans sa vie. Pierre est irrémédiablement dans un camp, opposé à sa mère.
2. Il n’y a aucune désorientation dans le temps. Pierre est fort précis.
3. Il n’y a pas de volonté de détruire la filiation.
4. Il n’y a pas de négation des dépendances. Ici non plus, on n’est donc pas dans une situation de construction paranoïaque.
5. L’idée de contrôle social qui fut secourable et pas seulement répressif, était quasi impensable dans la paysannerie en 1815-1835. Pourtant Pierre Rivière en était demandeur dans les limites de ce pensable. Pierre n’est pas dans la dissimulation, ni dans le cloisonnement des versions différentes selon les publics.
6. Pierre a un mobile pécuniaire : sa mère s’endette par joie de nuire à son mari, et menace de les spolier encore plus. Ce mobile est secondaire, car Pierre sait qu’il sera condamné à mort.
7. L’enjeu narcissique est évident. En s’offrant comme sacrifice humain, condamné à mort d’avance, Pierre pense compenser l’endommagement qui lui fut imposé, en portant parole au loin par son acte.

La représentation que Pierre Rivière se faisait de son public était erronée, et tout son plan de témoignage public échoua. Il ne soupçonna rien de l’idéologie raciste en usage chez les notables qui allaient désormais le soupeser et le disqualifier (juger), soit en magistrats, soit en aliénistes débutants, idéologie qui ne lui laissait aucune chance.


Extrait du Mémoire :
Parricides et enfants instrumentalisés pour les besoins de l’adulte, soit comme exécuteurs de ses exécutions capitales, soit comme persécutés ou co-persécutés.

16 juin 2002.
Université Lyon 2.
« Modifié: 19 septembre 2009, 12:28:00 pm par Jacques »

JacquesL

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J'avais raisonné sur une fiction, à usage judiciaire.
« Réponse #1 le: 21 septembre 2009, 03:28:13 pm »
L'article ci-dessus est extrait du mémoire de Licence de juin 2002 :
Parricides et enfants instrumentalisés pour les besoins de l’adulte, soit comme exécuteurs de ses exécutions capitales, soit comme persécutés ou co-persécutés.
J'en avais perdu la trace : aucun index ne pointait plus dessus, alors qu'il est toujours sur mon site perso.

Grâce à la journaliste Jennifer Lumbroso, qui ré-enquête sur l'affaire Beaussart, j'ai rouvert l'enquête documentaire, cette fois par le Net. J'y découvre des infos vieilles d'un an, d'octobre 2008 :
  • Un film a été tourné, avec la participation au scénario d'Ida Beaussart, sous le titre "Pleure en silence".
  • La mère d'Ida, Jacqueline veuve Beaussart, a saisi cette occasion pour s'accuser du meurtre, alors que les faits ne sont pas encore prescrits.
  • Deux des soeurs d'Ida interviennent en commentaires sur Le Post, et soulignent les outrances du récit et du film
  • Et elles accusent les auteures d'avoir grossi les traits pour faire du pognon
  • La mère et la fille Ida ont convenu qu'Ida s'accuserait du meurtre : mineure, elle risque peu, et permettra à la mère de rester à domicile avec les autres filles mineures, au lieu d'aller en prison avec placement des filles à la DDASS.
Il appert donc que mes soupçons explicites envers Ida Beaussart et Françoise Hamel, étaient encore en dessous du nécessaire. Elles nous ont bourré le mou. Elles ont su instrumentaliser l'appareil judiciaire. Et Ida elle-même a été encore plus instrumentalisée que je ne le percevais, par sa mère.

« Modifié: 21 septembre 2009, 03:59:46 pm par Jacques »