Akka de Kebnekaïse, et l'honneur citoyen.
Giovanni Guareschi nous en avait prévenu en avant-propos du Petit monde de Don Camillo :
« Si un curé est mécontent du personnage et des propos de Don Camillo, je l'autorise à prendre son plus gros crucifix, et à me le casser sur le dos. Si un communiste est mécontent du personnage et des propos de Peppone, je l'autorise à prendre son plus gros marteau et sa plus grosse faucille, et à me les casser sur le dos. Mais ce qui n'est pas négociable, ce sont les propos tenus par le Christ dans l'église de Don Camillo, car c'est mon Christ à moi, ma conscience à moi. »
De la même façon, inutile de chercher à négocier outre tombe avec Selma Lagerlöf (1858-1940), qui avait régalé nos enfances avec le Merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède, les actes et les paroles d'Akka, la vieille oie sauvage, car elle est son Christ à elle. Elle exprime le surmoi basique de la romancière.
L'air de ne pas y toucher, dans un pays où la séparation de l'église et de l'état n'existait pas - elle ne fut faite qu'en 2000 - la romancière a démontré que la vieille oie sauvage Akka de Kebnekaïse, est incomparablement meilleure éducatrice d'un préadolescent, que ne l'est le sermon luthérien, horizon indépassable de la mère et du père de Nils. "Le sermon fait quatorze pages et demie"...
Akka décide et organise la résistance du vieux manoir de Glimmingehus contre l'invasion par les rats gris.
Akka organise la danse des oies pour distraire et épuiser Smirre le renard, afin de sauver Nils qui l'avait sauvée des crocs du renard.
Akka négocie avec le tomte la fin de l'enchantement de Nils.
Akka complote avec le bélier, le jars et Nils, la capture des trois renards de l'île Karl.
Akka va sur l'aire des rapaces tués, pour nourrir leur aiglon orphelin. Son éducation d'un aiglon est-elle rudoyante et castratrice ? Presque, mais toujours elle prend soin de le rassurer, et de lui restaurer un espace de développement :
« Tes griffes sont devenues trop crochues et tes doigts trop gros quand tu étais sur ton rocher là haut. Mais ne t'en fais pas pour ça, tu deviendras un bon oiseau quand même »,
« Tes ailes sont devenues très grandes quand tu étais dans ton aire là haut. ... Mais ne t'en fais pas pour ça, tu deviendras un bon oiseau quand même ».
Certe, là la romancière est plus projective encore que d'ordinaire, et elle morigène et dresse là son propre père, par aiglon interposé. Projectif, qui d'entre nous ne l'est pas ?
Fort nombreux sont les animaux qui servent de porte-manteaux à nos projections.
Durant ma pré-adolescence, huit-neuf ans, j'ai surtout lu des romans animaliers, les livres de Grey Owl sur les castors, Jack London et Oliver Curwood sur les loups et demi-loups, les chevaux du Wyoming aussi, et cela je m'en souvenais aisément. En ce temps là, ma mythologie personnelle projetait sur les animaux le rôle de me protéger contre les persécutions ambiantes, puisque père et mère s'en révélaient volontairement si incapables, à la limite de la complaisance.
La découverte de ces premiers jours de mars, par la relecture de Selma Lagerlöf, est que cette mythologie m'avait préalablement été soufflée par cette romancière, et par sa fière vieille oie, si pleine d'initiatives et de courage.
Il n'y a aucune comparaison possible entre la fierté citoyenne de la vieille Akka de Kebnekaïse, et la vanité et l'égocentrisme de ma propre mère.
Toutefois, si l'on osait ajouter...
A tout instant, les valeurs de la romancière-moralisante restent implicites. La seule distance qu'elle prenne, reste littéraire et poétique. Elle ne prend jamais une posture réflexive explicite envers les valeurs qu'elle distille aux jeunes lecteurs. Prendre le risque d'être explicite, expose à des discussions, à des contre-propositions. Autoritaire et pessimiste envers son prochain, elle s'est révélée incapable de prendre ce risque : affronter la discussion avec des pairs. Le talent littéraire lui est le moyen de reprendre pour toujours la position haute, qu'elle ne partage plus avec personne. En revanche, elle s'est donnée la satisfaction vaniteuse de se poser comme le parangon et la juge universelle de toutes les vertus, par la seule vertu dialectique du « Bin voyons ! ».
Par son courage, ses initiatives, son sens des responsabilités, l'oie Akka de Kebnekaïse reste bien un exemple dont bien des humains pourraient s'inspirer pour grandir en citoyenneté et en honneur, pour quitter leur infantilisme.
Par son refus d'explicitation et de mise en position exposée à la discussion, des valeurs qu'elle distille, la romancière a révélé ses limitations. Ne l'imitons pas dans ces limitations. L'honneur citoyen exige de nous que exposions explicitement nos valeurs à la critique et à la confrontation. Exactement comme l'honneur scientifique exige de nous que nous explicitions nos axiomes sémantiques (nos « Ceci désigne »), nos axiomes mathématiques et logiques (il n'y a aucune honte à les emprunter à nos voisins et à nos devanciers), que nous explicitions quelles prédictions nos théories scientifiques osent faire. Notre honneur est de prendre le risque que l'expérience ruine nos croyances et nos certitudes provisoires, prendre aussi le risque qu'un autre arrive et prouve une contradiction interne dans nos postulats, et nous contraigne alors à une révision déchirante. C'est en ce sens que l'esprit scientifique est bien une école générale de développement adulte.
Il va de soi, mais cela ira encore mieux en le disant, que j'emprunte l'impératif d'explicitation des postulats initiaux, qu'ils soient techniques, logiques, sémantiques ou éthiques, à Mario Bunge.
Mario Bunge (je suis certain qu'il est retraité, né en 1919, j'ignore s'il est toujours vivant) est un physicien argentin, résidant à Montréal et ayant dernièrement exercé à McGill University. Docteur en philosophie ET en physique, fondateur de l'Université Populaire de Buenos Aires.
Sa Philosophie de la Physique a été publiée en traduction française par le Seuil, en 1975 (original en 1973, aux Pays Bas par D. Reidel Publishing Company). Ayant raison un peu plus souvent qu'à son tour, Mario Bunge est solidement haï par les physiciens théoriques. Il a notamment insisté sur la nécessité d'expliciter ses axiomes sémantiques. Ce qui est un crime de lèse-vulgate-de-Copenhague...
Il va encore de soi, mais cela ira encore mieux en le disant, que c'est à Joseph Davidovits que je dois l'encouragement : "Va jusqu'au bout de ta pensée ! Ne t'arrête pas à la boutade !". Idée basique que je n'avais jamais, jamais appris en thèse à l'université.