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Auteur Sujet: Les ouvriers roumains font reculer Renault.  (Lu 1332 fois)

JacquesL

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Les ouvriers roumains font reculer Renault.
« le: 16 juillet 2008, 06:02:03 pm »
http://www.monde-diplomatique.fr/2008/06/LUCON/15966

Première défaite du dumping social

Les ouvriers roumains font reculer Renault

Avec leur main-d’œuvre réputée frugale, les pays de l’ex-bloc soviétique forment un paradis des délocalisations. Non seulement les emplois détruits à l’Ouest se recréent à l’Est délestés de leurs conquêtes sociales, mais ils exercent une pression à la baisse sur les rémunérations de l’Ouest — divisant les travailleurs européens. Las ! Même les mécaniques les mieux rodées s’enrayent : en Roumanie, les salariés d’entreprises multinationales obtiennent de meilleurs salaires, malgré les menaces de... délocalisation.
Par Stéphane Luçon

Dans la presse roumaine, les titres sur la grève déclenchée le 24 mars par les ouvriers de l’usine Dacia — filiale du groupe Renault — en disent long sur la perception des mouvements sociaux dans ce pays. « Docteur Syndicat : le remède contre les investissements », anticipe dès le 22 mars le quotidien Jurnalul National ; « Dacia et ArcelorMittal : des grèves à la limite de la légalité », tranche, le 26 mars, Cotidianul. Le lendemain, le quotidien du groupe Ringier, Evenimentul Zilei, prétend que la grêve entraînera une augmentation du prix de la Dacia Logan de 50 à 80 euros.

Ces préjugés des journalistes et analystes roumains illustrent les traumatismes traversés par le pays, qu’il s’agisse de la dictature de Nicolae Ceausescu ou de l’instrumentalisation par le pouvoir des mouvements sociaux des mineurs en 1990 et 1991  (1). Pendant les années de transition, les revendications sociales étaient associées par les médias à la nostalgie du totalitarisme communiste. Un prétexte suffisant pour les traiter en parias.

Cette Roumanie « en transition » présentait ainsi une double image : pour les ouvriers occidentaux, un épouvantail en forme de délocalisation et de transferts d’emplois ; pour les investisseurs européens, un eldorado de la mondialisation, où l’on travaille sans se plaindre pour moins de 100 euros par mois.

Dès l’automne 2007, après plusieurs semaines de négociations, les syndicats obtiennent du premier ministre libéral Calin Popescu-Tariceanu une réévaluation du salaire minimum de 390 lei (107 euros) à 500 lei (137 euros), malgré les commentaires « monétaristes » du président de la République Traian Basescu, du ministre des finances, du directeur de la Banque nationale et de la presse. Mais l’année syndicale 2008 s’annonce plus décisive encore.

Si la donne change, c’est que la Roumanie est entrée, le 1er janvier 2007, dans l’Union européenne (UE), provoquant — selon M. Petru Dandea, vice-président de la centrale syndicale Cartel Alfa — « un alignement des prix sur les tarifs du marché européen, qui s’est donc traduit par une forte augmentation du coût de la vie. D’où la vague actuelle de revendications ». Quelques mois après la bataille du salaire minimum, des grèves éclatent à Dacia et à ArcelorMittal, suscitant d’abord des critiques de toutes parts, puis une certaine fascination.
Feu vert de la justice

Suivre le déroulement de la grève dans l’usine Dacia de Pitesti, où sont produites les voitures Logan, permet de mieux comprendre ce qui s’est passé. A peine lancé, le 24 mars, le mouvement fait l’objet d’une plainte déposée par la direction de l’usine contre le Syndicat automobile Dacia (SAD). Mais, le 9 avril, le tribunal d’Arges juge la grève légale. Une décision que la direction juridique de la filiale du groupe Renault considérera contraire à la jurisprudence roumaine...

Malgré cette bataille d’arrière-garde, le feu vert de la justice prend, pour les syndicats, des allures de divine surprise. D’autant que le mouvement de grève d’ArcelorMittal (2), lui, est suspendu dès le 15 avril par le tribunal de Galati. En effet, la législation sur le droit de grève donne toute liberté aux juges : elle stipule que le mouvement « ne doit pas mettre en danger la vie ou la santé des personnes ». Les directions d’usine n’hésitent pas à spéculer sur un risque industriel, même lorsque les ouvriers respectent les conditions de sécurité.

« On ne peut pas porter d’accusations précises, mais l’état de corruption de la justice en Roumanie est tel qu’il ne serait pas étonnant qu’un certain nombre de décisions suspendant des mouvements de grève soient obtenues de cette manière », explique M. Dandea. L’entrée du pays dans l’Union a été menacée par une clause de sauvegarde concernant la lenteur de la réforme de la justice, réactivée au printemps 2007 sous la pression de Bruxelles. Dans ce contexte, le jugement du tribunal d’Arges, applaudi par les syndicats, constitue un coup de pouce pour le mouvement.

Mais il y a mieux : la lettre ouverte du directeur général de Dacia, M. François Fourmont, en date du 21 mars, avertissant les ouvriers que les Logan pourraient, à terme, être produites au Maroc ou en Ukraine. Pour Adrian Ursu, journaliste et animateur de l’émission « Eurosceptiques », cette menace était « soit un coup de bluff, soit une gaffe, en tout cas une déclaration malvenue au moment où le conflit pouvait trouver un dénouement ». Si les travailleurs ne l’ont pas prise au sérieux, c’est qu’elle était « ridicule », explique pour sa part M. Dandea : « Renault a investi plus de 1 milliard d’euros en Roumanie et ne peut pas partir du jour au lendemain. Outre l’investissement en équipements, le coût de formation des salariés est élevé : partir de Roumanie coûterait beaucoup trop cher. »

Si la menace de délocalisation est crédible pour les industries à main-d’œuvre non qualifiée, comme le textile, dans le cas de Dacia elle apparaît comme une aberration. Elle aura pour seul effet de solidariser un large éventail de forces sociales. Jamais, dans l’histoire des luttes sociales en Roumanie, un syndicat n’avait bénéficié d’un soutien aussi large que celui dont le SAD a profité : le syndicat de la poste a offert 11 000 euros pour compenser la perte de salaire des ouvriers Dacia, la fédération Universul 2 700 euros, tandis qu’en France la Confédération française démocratique du travail (CFDT) Renault collectait 10 000 euros et les ouvriers de Renault Cléon 2 000 euros...

Cartel Alfa s’est déclaré solidaire, tout comme la fédération des syndicats de l’industrie pétrolière Petrom (3). Même le Parti social-démocrate (PSD), plus connu pour sa dérive idéologique, son soutien aux privatisations et son affairisme, s’est solidarisé avec le mouvement, entraînant à sa suite le Parti socialiste européen (PSE) (4).

Et pourtant... Pendant des années, le rachat de l’entreprise Dacia par Renault, en 1999, fut présenté comme une fable heureuse de la mondialisation. C’était l’histoire d’un symbole du monde ouvrier occidental qui vient en Roumanie et noue avec les personnels un dialogue social plus étroit qu’aucune autre entreprise locale...

La restructuration pacifique de Dacia passe alors pour un cas d’école de gestion des ressources humaines. Elle est en partie l’œuvre du cabinet Bernard Brunhes Consultants, sollicité pour aménager cette transition. Motif de fierté : une réduction des effectifs, acceptée par les syndicats, de vingt-sept mille à seize mille personnes. Nombre de témoignages décrivent le « bon temps » de l’arrivée des Français, lorsque le directeur des ressources humaines, M. François Blanc, pouvait, citant Héraclite, proclamer que « la belle harmonie naît de ce qui diffère ». Le directeur général de l’époque, M. Christian Estève, se félicitait d’avoir négocié un échelonnement des départs sur plusieurs années, alors que la loi roumaine permettait d’expédier les licenciements en deux mois (5).

Départs anticipés avantageux, création d’une Fondation développement et solidarité, reconversion du personnel et aides à la création d’entreprise : Dacia se voulait un modèle social dans une usine privatisée de l’ancien bloc de l’Est. A cette réussite s’ajoutent des résultats commerciaux et financiers exceptionnels. Le président-directeur général de Renault Carlos Ghosn ne claironne-t-il pas, en mars 2008, que la marge opérationnelle réalisée sur la Logan est la plus élevée de Renault (8 %, contre 2 % pour l’ensemble du groupe) (6) ? Quant à M. Fourmont, il annonce un bénéfice record de 100 millions d’euros. L’un et l’autre préparent l’augmentation de la production à quatre cent mille voitures par an (7).

Pendant que les patrons s’enivrent de gloire managériale et de profit, les ouvriers se souviennent des promesses non tenues. Dirigeant historique de Dacia depuis 1989, « mis au placard » après le rachat par Renault, M. Constantin Stroe avait assuré qu’un ouvrier Dacia gagnerait un salaire suffisant pour subvenir aux besoins de toute une famille. En ce début d’année 2008, les ouvriers attendent toujours, sur fond d’inflation renforcée par l’augmentation des cours du pétrole et des céréales.

Pour freiner la hausse des prix, le patronat et le gouvernement roumains réclament en chœur une baisse de la pression salariale. Cette thèse fait écho à celle de la réunion de l’Ecofin — rencontre des ministres des finances des pays membres de l’Union —, le 5 avril dernier, à Ljubljana (Slovénie). « C’est un discours inacceptable, commente M. Dandea. L’inflation est générée par des facteurs qui n’ont rien à voir avec les employés : la crise financière américaine et le cours des produits alimentaires. Je ne comprends pas pourquoi les ministres européens des finances prétendent faire payer aux ouvriers le coût des erreurs des banques. »

Si, en Europe occidentale, cette inflation « ciblée » grève douloureusement les revenus des ménages, elle a, en Roumanie, des effets catastrophiques : le budget alimentaire dévorait déjà, au premier trimestre 2007, plus de 41 % des revenus d’une famille (8). Et pour cause : alors que le salaire minimum est ici de dix fois inférieur au salaire minimum interprofessionnel de croissance (smic), les produits alimentaires affichent souvent les mêmes prix qu’en France.

Officiellement, le taux de chômage est tombé de 10,5 % en 2000 à 4,3 % en février 2008. Il faut dire que le départ de plus de deux millions de Roumains à l’étranger, depuis 1990, a tari les réserves de main-d’œuvre. Règle d’airain de l’économie de marché, la raréfaction d’un produit dont la demande augmente fait croître sa valeur. Cela vaut aussi pour le travail, et notamment pour cette main-d’œuvre qualifiée du secteur automobile que Ford, nouvel investisseur, pourrait bien débaucher.
Une négociation syndicale transnationale ?

« Nous ne souffrons pas encore d’une vague de délocalisations, considère Ursu. Le transfert de Nokia, quittant la ville allemande de Bochum pour la région de Cluj-Napoca, et bénéficiant d’aides publiques locales pour s’installer, est certainement plus représentatif de la situation roumaine que la grève de Dacia. »

Présentées comme une fatalité par le président de la Commission européenne José Manuel Barroso, les délocalisations au sein de l’Union ne semblent toujours pas susciter une politique sociale européenne digne de ce nom. Tandis que les habitants de Bochum protestaient en détruisant des téléphones Nokia, on ne trouvait guère dans la presse roumaine que l’éditorialiste Ioana Lupea pour s’interroger sur le coût économique et social, à moyen terme, d’un possible départ du fabricant de téléphones. Une délocalisation qui provoquerait à Cluj les mêmes dégâts qu’à Bochum (9).

Confortés dans leur lutte par les menaces de délocalisation, galvanisés par la décision favorable du tribunal d’Arges, 85 % des ouvriers de Dacia décidèrent, le 9 avril, de poursuivre la grève. Ils débordèrent alors des leaders syndicaux qui considéraient raisonnable l’offre d’une augmentation de 300 lei (82 euros) faite par la direction. Après avoir rassemblé cinq mille personnes dans les rues de Pitesti, le mouvement arrachait, le 11 avril, une augmentation moyenne de 360 lei (99 euros) — soit 65 % de l’augmentation demandée (10). Le lendemain, les ouvriers ont repris le travail.

La grève de Dacia aura-t-elle permis un pas en avant de l’Europe sociale ? Les prochains mois apporteront des éléments de réponse. Pour que ceux-ci soient positifs, il faudrait que les syndicats européens et les partis de gauche soient attentifs aux prochains conflits. Le 6 mai, une grève a éclaté dans l’usine Leoni Wiring, fournisseur de Dacia en câbles installé à Mioveni. Le 9, les ouvriers de Silcotub, filiale de la multinationale Tenaris, déclenchaient à leur tour un mouvement à Zalau. Alors que la bataille pour le maintien de l’usine de Gandrange (Lorraine) continue, les ouvriers français et européens d’ArcelorMittal saisiront-ils cette occasion de soutenir leurs homologues roumains et d’ouvrir ainsi la voie à une négociation syndicale transnationale ?

Stéphane Luçon.