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Auteur Sujet: L’Egypte des ventres vides.  (Lu 1111 fois)

JacquesL

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L’Egypte des ventres vides.
« le: 11 juillet 2008, 01:06:18 am »
http://www.monde-diplomatique.fr/2008/05/BEININ/15861

Mobilisations ouvrières sans précédent depuis 1948
L’Egypte des ventres vides

En Egypte, les salaires réels continuent de baisser fortement et le chômage augmente. Depuis la fin 2004, à mesure que la situation sociale se dégrade, manifestations et grèves se multiplient. La hausse du prix des denrées alimentaires ne fait qu’aggraver les tensions, mettant le pays en ébullition.

Par Joel Beinin

Flammes sur la ville. « Les rues sont envahies par des milliers de manifestants qui jettent des pierres, entonnent des slogans antigouvernementaux, et affrontent les matraques, les gaz lacrymogènes et les balles réelles. » M. Mohamed Al-Attar est membre du comité de grève élu par les vingt-cinq mille ouvriers de Misr Spinning and Weaving Co., géant textile du secteur public et plus grande entreprise industrielle d’Egypte. Il évoque l’explosion de colère populaire, le 6 avril, à Mahallah Al-Koubra, important centre industriel au nord du Caire, sur le delta du Nil (1).

Au mois de janvier, le comité avait déposé un préavis de grève pour le 6 avril : il s’agissait d’obliger la direction à tenir les promesses faites à l’issue de deux mouvements antérieurs, en décembre 2006 et septembre 2007. Mais ce préavis est devenu un appel à un débrayage national pour protester contre la rareté du pain subventionné et la brutale hausse du prix de nombreuses denrées alimentaires de première nécessité – entre 2005 et 2008, au moins 30 % pour la viande, et jusqu’à 146 % pour le poulet. Dans les revendications ?gurait aussi que le salaire minimum actuel, ?gé depuis 1984 à 115 livres égyptiennes, soit porté à... 1500 par mois (1 euro égale 8,62 livres égyptiennes).

Le taux d’in?ation annuelle a atteint 15,8 % au mois de mars dernier. Les graves pénuries de pain subventionné, principale source de calories pour la plupart des Egyptiens, n’ont fait qu’alourdir le fardeau des pauvres. Des inspecteurs gouvernementaux mal payés vendent souvent de la farine subventionnée au marché noir. Les bagarres qui ont éclaté dans les longues queues devant les boulangeries ont fait de nombreux blessés et même des morts. Quant au pain non subventionné, son prix a presque doublé en deux ans.

Le 2 avril, les forces de sécurité ont occupé la ville de Mahallah Al-Koubra et la ?lature Misr. Elles ont fait pression sur M. Al-Atar et sur les autres membres du comité de grève pour qu’ils annulent leur mot d’ordre. Mais, en même temps, la compagnie a satisfait certaines demandes anciennes : relèvement du salaire de base mensuel à 40,60 euros pour les ouvriers sans quali?cation, à 43,50 euros pour les diplômés des collèges et des écoles de formation professionnelle, et à 46,40 euros pour les diplômés de l’université ; augmentation du défraiement pour les repas, passé de 5 euros par mois à 10,50 euros ; et promesse de tenir en?n l’engagement pris naguère de mettre en service des transports gratuits pour les travailleurs.

Dorénavant, les ouvriers les mieux payés de la Misr gagneront un peu moins de 116 euros par mois. Qui plus est, le Conseil national pour les salaires et la Fédération des syndicats égyptiens (liée au pouvoir) ont entamé des pourparlers sur le salaire minimum national. Ils recommanderont certainement beaucoup moins que les 139 euros préconisés par les grévistes de la Misr, bien que cette somme soit encore en dessous du seuil de pauvreté fixé par la Banque mondiale (2 dollars, soit 1,26 euro, par jour et par personne pour une famille de quatre membres).

Des voyous jettent des pierres sur la foule

En maniant ainsi la carotte et le bâton, le pouvoir a amené le comité à annuler la grève du 6 avril, mais cette décision a déçu beaucoup de travailleurs, toujours déterminés. Peu après le changement d’équipes de 15 h 30, sur la place principale de la ville, quelques ouvriers vont se joindre à une foule composée surtout de jeunes gens et de femmes qui, sans dirigeants, se met à scander : « O pacha, ô bey (2), un pain [non subventionné] coûte un quart de livre. »

Contre cette protestation spontanée, le régime lance des voyous stipendiés qui jettent des pierres pour disperser la foule. Les forces de sécurité en uniforme font usage de gaz lacrymogènes. La violence monte, la foule brûle les calicots des candidats du pouvoir aux élections municipales du 8 avril. Celles-ci n’ont aucune légitimité et personne ne s’y intéresse – la participation sera de l’ordre de quelques pour cent. Des centaines de candidats présentés par les Frères musulmans ont été arrêtés deux semaines plus tôt, éliminant ainsi la principale force d’opposition.

Les violences vont se poursuivre le lendemain, 7 avril, lorsque plusieurs milliers de personnes, beaucoup plus que la veille, entreprennent de dégrader une affiche géante représentant le président Hosni Moubarak. Pendant ces deux jours, les forces de sécurité ont arrêté trois cent trente et une personnes et roué de coups beaucoup d’autres, blessant grièvement neuf personnes et tuant d’une balle dans la tête Ahmad Ali Moubarak, un garçon de 15 ans qui observait la scène depuis le balcon de son appartement.

Le 8 avril, une délégation de hauts fonctionnaires conduite par le premier ministre, M. Ahmed Nazif, se précipite à Mahallah Al-Koubra pour calmer le jeu. M. Nazif accorde une prime d’un mois de salaire aux ouvriers de la Misr et de quinze jours pour les autres travailleurs de l’industrie textile. Le ministre des investissements promet de meilleurs transports, des boulangeries spécialisées pour la distribution du pain subventionné et la réouverture de la coopérative alimentaire, elle aussi subventionnée, où l’on pouvait se procurer riz, huile, sucre et farine. De plus, l’hôpital central de la ville va recevoir de nouveaux équipements médicaux et des renforts de personnel spécialisé. Au mois de mars, la mort de huit malades cardiaques a peutêtre été due à un appareil défectueux (3).

Créée en 1927, la Misr est la plus ancienne filature industrielle d’Egypte. L’importance symbolique de ce fleuron du secteur public nationalisé en 1960 est énorme. Ce qui s’y passe a souvent des répercussions sur les salaires et conditions de travail dans d’autres industries. C’est pourquoi le gouvernement était prêt à payer le prix fort pour satisfaire les revendications de ces travailleurs, comme il l’a déjà fait par le passé, pour éviter que le mouvement ne s’étende.

L’idée de grève lancée par les ouvriers de Mahallah Al-Koubra s’est transformée en un appel à la grève générale avec le soutien de Kefaya (coalition multicolore et prodémocratique composée surtout d’intellectuels, du Parti travailliste (islamiste), du Parti nassérien et de l’Association du barreau. D’autre part, un « réseau social » (Facebook) qui revendique soixante mille adhérents avait appelé les gens à rester chez eux le 6 avril.

Les ouvriers de quelques entreprises se sont effectivement mis en grève. D’importantes manifestations ont eu lieu devant l’Association du barreau et sur plusieurs campus. La circulation a considérablement diminué au centre du Caire et, dans les quartiers pauvres comme Imbaba, on a assisté à une baisse d’activité sur les marchés. Mais la grève générale a avorté, notamment en raison de l’arrestation la veille au soir d’une centaine d’activistes.

Une manifestation organisée par Kefaya le 11 décembre 2004 a marqué le début d’une période d’effervescence politique  (4). Contrairement à la tradition, les manifestants s’en sont pris directement à la personne du président Moubarak. Ils lui ont demandé de ne pas se représenter aux élections de 2005 (comme il l’a fait), de ne pas imposer son ?ls à la succession (ce à quoi s’attendent la plupart des Egyptiens) et de réduire les pouvoirs de la présidence (il est permis de penser que les amendements constitutionnels de mars 2007 les ont augmentés). A l’origine, le mouvement Kefaya semblait très prometteur, mais, après la guerre du Liban de 2006, il a commencé à s’essouffler. Depuis 2004, le Parti communiste, le nouveau Parti social-démocrate et le Parti révolutionnaire (trotskiste) ont tous gagné du terrain parmi les travailleurs, mais Kefaya dans son ensemble demeure marginal dans le mouvement ouvrier.

Mais le soutien que Kefaya a apporté à la grève générale du 6 avril a été jugé suffisamment inquiétant pour entraîner l’arrestation de M. George Ishak et de cinquante autres membres fondateurs de l’organisation. L’acte d’accusation était parfaitement mensonger, comme à chaque fois que le régime s’en prend à l’opposition. Le 11 avril, une délégation de vingt-cinq universitaires s’est dirigée vers Mahallah Al-Koubra pour manifester sa solidarité et rendre visite aux familles des prisonniers et aux blessés. Elle a été bloquée à vingt kilomètres de la ville. Ces événements témoignent d’une intensification des mesures de répression à l’encontre des opposants laïques, répression qui s’ajoute à celles qui s’exercent, de longue date déjà, contre les Frères musulmans.

Le succès de leur grève place les ouvriers de Mahallah Al-Koubra à la tête de l’immense révolte ouvrière qui a mobilisé jusqu’à quatre cent mille personnes  : grèves, occupations d’usine, manifestations et autres formes d’action collective se sont succédé depuis 2004. Ce mouvement ouvrier a incité d’autres catégories sociales à recourir à la grève ou à la menace de grève, dans les professions libérales par exemple : médecins, universitaires, dentistes. Il s’agit du mouvement social le plus important en Egypte depuis la campagne contre l’occupation britannique, au lendemain de la seconde guerre mondiale.

Ce phénomène social est surtout une réaction contre le programme néolibéral, contre la mise en place d’une nouvelle Egypte qui comprendrait à peine 10 % de la population, excluant les ouvriers, les employés, et surtout les fonctionnaires d’un secteur public qui se réduit comme peau de chagrin. A la suite des accords passés avec le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale en vue de la réforme et de l’ajustement structurel de l’économie, et de leur traduction dans la législation du pays en 1991, trois cent quatorze entreprises publiques sont devenues candidates à la privatisation.

Dix ans plus tard, cent quatre-vingt-dix d’entre elles étaient passées dans le secteur privé. En juillet 2004, un nouveau gouvernement, présidé par M. Nazif, est entré en fonction. Les dossiers économiques ont été confiés à des universitaires formés en Occident ou à des hommes d’affaires proches de M. Gamal Moubarak, fils aîné du président. Dominé par l’entourage de celui-ci, ce gouvernement a déclenché une deuxième vague de privatisations. Au cours de la première année fiscale de sa mandature, il a même établi un record en vendant dix-sept sociétés au secteur privé.

« Que tout le gouvernement démissionne »

Au fur et à mesure que ce programme se mettait en place, la crainte du chômage augmentait, et les investisseurs privés rechignaient de plus en plus à payer les arriérés d’avantages sociaux comme, par exemple, les dividendes dus aux ouvriers détenteurs d’actions ou les contributions patronales aux fonds de pension que certains administrateurs publics n’avaient pas versées depuis dix ans ! Les salaires réels ont fortement baissé, la fracture sociale s’est aggravée. Les calculs du seuil de pauvreté varient, mais, en moyenne, on pense que 40 % des Egyptiens vivent avec moins de 2 dollars par jour.

Ces conditions ont donc entraîné, depuis 2004, une vague de grèves et d’actions collectives ouvrières sans précédent. Au cours des six premiers mois de 2004, soixante-quatorze actions revendicatives ont été dénombrées ; mais, après l’entrée en fonction au mois de juillet du gouvernement Nazif, les six mois suivants verront ce chiffre tripler, atteignant cent quatre-vingt-onze (5). Environ 25 % des actions déclenchées au cours de cette année-là l’ont été dans le secteur privé, ce qui est sans précédent. Au cours de l’année 2006, le quotidien de centre gauche Al-Misri Al-Yawm a relevé deux cent vingt-deux grèves, occupations d’usine et manifestations (6). En 2007, Egyptian Workers and Trade Union Watch a dénombré cinq cent quatre-vingts actions revendicatives (7).

Cette année-là, les grèves se sont développées à partir de l’industrie textile et vestimentaire pour gagner le bâtiment et les travaux publics, les transports, le métro du Caire, l’agroalimentaire, la boulangerie, les services sanitaires, les champs de pétrole de Suez, le complexe sidérurgique et la cimenterie nationale à Hélouan, et beaucoup d’autres. C’est la première fois depuis des décennies que les ouvriers du secteur privé auront participé en masse à un mouvement de ce type. Au cours de l’été 2007, il s’est étendu aux employés, aux fonctionnaires et aux professions libérales. L’action la plus massive s’est déroulée en décembre 2007, avec la grève des cinquante-cinq mille fonctionnaires chargés de la collecte des impôts locaux sur l’immobilier. Après un mois de manifestations de rue, ils se sont mis en grève pendant dix jours et ont obtenu la parité salariale avec leurs homologues nationaux, employés directement par le ministère des ?nances.

Le mouvement ouvrier a popularisé une culture de protestation et contribue à la formation d’une conscience citoyenne beaucoup plus efficacement que les moribonds partis d’opposition laïque ou les organisations non gouvernementales les plus actives. S’adressant à un meeting des ouvriers en grève en septembre 2007, M. Al-Atar déclarait : « Je veux que tout le gouvernement démissionne... Je veux la ?n du régime de Moubarak. La politique ne peut pas ignorer les droits des travailleurs. Le travail a une dimension politique. Ce dont nous sommes témoins ici, c’est de la véritable démocratie. »
Joel Beinin




(1) Faiza Rady, « A victory for the workers », Al-Ahram Weekly Online, 10-16 avril 2008.

(2) « Pacha » et « bey » font référence à des titres portés sous la royauté, avant la révolution de 1952 et l’instauration de la République.

(3) Daily News Egypt, Le Caire, 7 avril 2008.

(4) Sur la situation politique et les élections, lire Husam Tammam, « Révisions douloureuses pour les Frères musulmans d’Egypte », Le Monde diplomatique, septembre 2005.

(5) Rapport annuel 2004, Land Center for Human Rights, Le Caire.

(6) Al-Misri Al-Yawm, Le Caire, 2 mars 2007.

(7) Jonathan Spollen, « Workers take to the streets : The strikes of 2007 », Daily News Egypt, 30 décembre 2007.