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Auteur Sujet: Le capitalisme éthique, un principe fragile, par Michel Rocard (15.01.2007).  (Lu 1725 fois)

JacquesL

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Posté le 18/01/2007 11:22:38
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Le capitalisme éthique, un principe fragile


Le Monde
Édition du lundi 15 janvier 2007


Des dirigeants d'entreprises trop payés ou corrompus face à des salariés précarisés amènent une situation sociale explosive.

Depuis une dizaine d'années, la liste des grandes entreprises mondiales poursuivies en justice pour irrégularités ou corruption massive s'est allongée de manière impressionnante: Enron, Parmalat, Arthur Andersen, etc.

Henry Ford, constructeur automobile américain (1863-1947), ne fut pas seulement pendant une quinzaine d'années le plus gros industriel du monde. Il fut aussi l'un des sauveteurs du capitalisme frappé gravement par la crise de 1929: c'est la politique des hauts salaires, dont il est l'inventeur, qui assura le redémarrage de la consommation. C'est dire toute l'importance de ses intuitions.

Il aurait affirmé à diverses reprises que le capitalisme ne saurait vivre et se développer sans respecter une éthique rigoureuse. Il était à ses yeux mauvais -- moralement -- qu'un chef d'entreprise se paye plus de quarante fois la rémunération moyenne de ses employés. Lui-même respectait cette règle à son propre endroit. La clé de ce jugement tient en ceci que le capitalisme est assurément la forme d'organisation sociale qui garantit les plus grandes marges de liberté à tous les acteurs du système. Cela ne peut évidemment pas tenir sans un haut degré d'autolimitation et d'autocontrôle.

Or il est clair, en ce XXIe siècle débutant, que quelque chose a craqué quelque part dans le système. Même Steve Jobs, l'emblématique créateur d'Apple, vient d'être pris les doigts dans la confiture, à propos d'une obscure affaire de manipulation de dates de valeur pour ses stock-options. La semaine précédente, c'est l'industrie lourde allemande, notamment dans le secteur automobile, qui exhale un parfum de corruption massive. Depuis une dizaine d'années, la liste des grandes entreprises mondiales poursuivies en justice pour irrégularités ou corruption massive s'est allongée de manière impressionnante: Enron, Parmalat, Arthur Andersen, etc. Sans parler d'affaires judiciairement distinctes mais de même nature comme la faillite de la banque anglaise Barings ou l'affaire des frégates de Taïwan. Le Japon également a connu son lot d'affaires douteuses.

Le plus grave, le plus massif, et sans doute le plus immoral de ces scandales ne relève pourtant pas de la même catégorie puisqu'il est légal. C'est le fait que, salaires plus stock-options plus avantages divers, la rémunération des présidents et des deux ou trois plus hauts responsables des grandes sociétés multinationales contemporaines soit passée en quelque trente ans d'environ quarante à cinquante fois le salaire moyen de leurs employés -- le ratio de décence d'Henry Ford -- à quelque trois cent cinquante ou quatre cents fois aujourd'hui.

S'il est vrai que souvent les surfaces commerciales de ces entreprises se sont étendues dans les mêmes proportions -- c'est l'argument essentiel de leurs patrons --, ce n'est pas une raison suffisante pour accepter le principe d'un capitalisme prédateur à ce point-là.

Je crains cependant que la justice et l'indignation populaire n'y puissent pas grand-chose. Une condamnation, et même une mise en faillite, de temps en temps, ne sauraient corriger la logique du système. Car c'est bien d'un système qu'il s'agit.

Un bon exemple nous en fut donné en décembre lorsque la presse française nous informa du montant et des modalités de calcul du bonus des opérateurs bancaires. Et le fait nouveau était l'information selon laquelle les banques employeuses étaient bien obligées d'en passer par là pour garder ces agents qui savent très vite trouver, n'importe où dans le monde, de nouveaux employeurs acceptant d'en passer par leurs conditions. Il y a donc bien un système qui touche la banque mais encore plus le monde industriel au sein duquel se répandent salaires mirobolants et stock-options indécentes. À un tel niveau d'immoralité, le système n'est plus défendable, et cela ne manque pas d'être inquiétant dans nos sociétés fragiles parce que complexes. Mais le plus grave n'est peut-être pas de l'ordre de l'éthique. Il pourrait bien être de l'ordre de l'économie.

En effet, le passage de la rémunération directoriale d'un petit 3 % de la masse globale des salaires à un gros 10 % oblige à pressurer le reste de la pyramide. Cette pression, conjuguée à celle des actionnaires maintenant massivement organisés -- fonds de pension, fonds d'investissement, fonds d'arbitrage ou hedge funds -- pour exiger le dividende maximal, oblige en effet les sociétés à licencier toute main-d'oeuvre non indispensable, à externaliser toutes les tâches non directement liées au savoir et à l'identité de la marque. Et bien sûr à limiter les augmentations au strict minimum. Le salaire réel moyen aux États-Unis est ainsi stagnant depuis vingt ans, il l'est maintenant en France depuis cinq ou six ans. Le développement du travail précaire est le produit direct de cette évolution, qu'atteste dans tous nos pays la baisse tendantielle sur une longue période de la part des salaires dans le PIB. En France, elle a ainsi baissé de 11 % de 1981 à 2005.

L'âpreté au gain de cette nouvelle couche de rapaces, actionnaires et dirigeants, pousse aujourd'hui les entreprises à la fraude, pour compte personnel ou pour compte d'autrui. Je ne vois pas la justice capable de triompher de forces aussi massives. Au demeurant, George W. Bush, qui avait il y a quelques années nommé après le scandale Enron un très vigoureux président de la SEC -- Securities and Exchange Commission, la COB américaine --, s'est débarrassé de lui un an et demi après pour en nommer un plus accommodant. Le système résiste à tout.

Il suit de tout cela qu'entre la masse des salariés qui sont atteints par le chômage, la précarité ou tout simplement la pauvreté, celle de ceux qui ne sont plus dans ces situations mais les ont connues, et celle encore plus grande de ceux qui sont rongés d'anxiété à l'idée d'y tomber, une grande désespérance s'est emparée non seulement des classes populaires, mais largement aussi des classes moyennes. Le désarroi des classes moyennes est aujourd'hui au coeur du débat public américain. C'est lui aussi qui explique les réponses négatives des Français et des Néerlandais au référendum récent sur la Constitution européenne. Et si l'Allemagne avait été saisie de la ratification par voie référendaire, elle aussi aurait voté non.

C'est l'insécurité dominante de l'emploi qui inquiète tous nos concitoyens. Elle découle directement de l'aggravation démesurée de cette pression capitaliste sur le travail. Nos opinions ne supportent plus un système pareil. Si maintenant la disqualification morale s'y ajoute, les tensions sociales risquent de s'aggraver beaucoup.

Le redressement de cette situation passe naturellement par une correction au profit des salaires dans le partage du produit brut. Mais il ne sert à rien de pousser uniquement le bas de l'échelle vers le haut: augmentation du salaire minimum, appui aux négociations salariales, quand la pression du marché est si forte en sens inverse. Ou alors la prime pour l'emploi prendra des dimensions himalayennes. Il n'y a pas d'autre moyen pertinent que d'alléger le haut de la pyramide, sinon toute hausse momentanée des petits salaires aggravera la pression sur la sécurité des emplois comme sur les rémunérations, pour les couches intermédiaires, c'est-à-dire les classes moyennes.

Il va devenir nécessaire de plafonner fiscalement les hautes rémunérations, de limiter à l'extrême les OPA, et de mettre fin au racket des cabinets spécialisés sur les pouvoirs d'actionnaires. Tout cela, pour être efficace, devrait se faire au niveau européen. C'est affaire de moralité publique autant que de cohésion sociale et c'est aussi le seul moyen de sauver la libre entreprise en lui rendant sa respectabilité.

***
L'auteur de ce texte, Michel Rocard est député européen. Il a été premier ministre de 1988 à 1991.


Rocard est très violemment critiqué par François de Closets, dans son livre récent "Plus encore".
Michel Rocard avait été des membres non fondateurs du Club Jean Moulin, à partir du moment où les fondateurs avaient compris que ce n'était plus de dictature militaire et de clandestinité qu'il s'agissait, mais de réfléchir à une donne politique bouleversée de fond en comble. C'est là que mon père l'avait connu et fréquenté.

Comme premier ministre, Rocard m'avait attristé, le jour où il a laissé tomber, désabusé : "Finalement, on ne peut faire que ce que les gens veulent".
Comme premier ministre, Rocard m'a consterné, quand il a proposé au parlement la loi d'amnistie des financement illégaux des partis.

A l'émission de France-Culture de février-mars 1991, relatant l'histoire de Club Jean Moulin et ses semi-succès et échecs nets pour relever la vie politique et l'opposition dans la 5e république, Rocard m'a touché quand il a dit affectueusement que le livre rédigé par Jacques Pomonti et mon père pour le compte du Club Jean Moulin"Un parti pour la gauche", était un mauvais livre, par sa naïveté.

Comme député européen, Rocard a eu des actions exemplaires.

La thèse de base de l'article cité plus haut, diffère fort peu de ce que Peter F. Drucker a soutenu toute sa vie.
http://debats.caton-censeur.org/index.php?option=com_content&task=view&id=12&Itemid=2
ou http://jacques.lavau.deonto-ethique.eu/Ma_dette_envers_Peter_F._Drucker.html.