http://www.cnam.fr/lipsor/dso/articles/fiche/monod.rtfLa note de lecture du CNAM sur Le hasard et la nécessité, de Jacques Monod :
L'AUTEUR ET SON ESSAIJacques Monod (1910-1976) est un des pères fondateurs de la biologie moderne moléculaire et génétique. Chercheur français, il reçut le Prix Nobel de médecine en 1965. Son ouvrage, Le hasard et la nécessité (1970) est le fruit d’une réflexion philosophique et épistémologique par laquelle il fait une synthèse de sa vie de chercheur et de ses actions, donne un sens à la science biologique moderne, comme le Sisyphe de Camus enseigne la fidélité supérieure et lutte vers les sommets avec son rocher pour n’avoir de cesse d’être heureux. Cet essai est fondé sur une série de conférences (les “ Robbins Lectures ”) données en février 1969 au collège Pomona, en Californie, et d’un cours au Collège de France pendant l’année scolaire 1969-1970. Nœud d’un chassé-croisé entre sciences biologiques, en particulier moléculaires et génétiques, sciences physiques et chimiques, et sciences naturelles, il s’inspire explicitement autant de Darwin que de Démocrite, pour remettre en cause le matérialisme dialectique, introduire la notion de “ nécessité ” évolutionniste au niveau macro-moléculaire tout en maintenant la constatation du “ hasard ” au niveau micro-moléculaire. Il souhaite en conclusion l’avènement d’un monde moderne où la recherche de la connaissance sera la valeur commune fondamentale, permettant l’harmonie entre nos croyances encore trop inspirées d’animisme, et nos usages et connaissances induits des progrès de la science et de la technologie.
LES QUESTIONS POSÉESDans cet ouvrage, comme tout au long de ses recherches en biologie moléculaire et génétique, J. Monod s'interroge sur le rôle particulier des protéines au niveau microscopique -et de l’ADN en particulier- comme agents moléculaires de la téléonomie structurale et fonctionnelle. Il cherche finalement à inclure l’espèce humaine dans son analyse de l’évolution des espèces vivantes, alors qu’elle n’apparaissait pas encore dans les théories de Ch. Darwin s’inspirant pourtant déjà des facteurs héréditaires, et réfléchit sur l’influence réciproque des facteurs du hasard et de la nécessité aux niveaux microscopique et macroscopique des êtres vivants.
Son ouvrage se veut plus philosophique que scientifique, en cela qu’il cherche à bien différencier entre les idées suggérées par la science (et les conclusions qu’il tirera lui-même de son importante expérience et connaissance de chercheur en biologie et médecine), et la science elle-même.
LES POSTULATSDarwin transposait au 19è siècle, la notion d’hérédité aux sciences naturelles, et partait ainsi du principe que cela est possible a priori. Un autre postulat était la contraignante domination des mécanismes héréditaires dans les phénomènes d'évolution des espèces. J. Monod rappelle ainsi tout d’abord que la Nature est objective et non projective, postulat pur et à jamais indémontrable, car il est évidemment impossible d’imaginer une expérience qui pourrait prouver la non-existence d’un projet, d’un but poursuivi où que ce soit dans la nature.
J. Monod apporte à cette vision les derniers apports de la “ biologie moléculaire du code génétique ” qu’il qualifie de théorie physique de l’hérédité, élargit ainsi les postulats de départ, et introduit les propriétés “ cognitives ” tant au niveau cellulaire comme la manifestation indirecte des facultés discriminatives de quelques protéines et surtout de l’ADN, qu’au niveau de l’individu dans sa capacité “ limitée ” par les lois de la chimie entre autres, à s’adapter à son environnement. Il postule de plus le double paradoxe d’un facteur de hasard et d’un facteur de nécessité, expliquant l’évolution des êtres dans l’univers, et de l’Homme en particulier, l’objectivité nous obligeant à reconnaître aussi le caractère téléonomique des êtres vivants.
LES HYPOTHÈSESLes hypothèses à l'origine des réflexions de J. Monod se transforment ici en postulats ou propositions que l'auteur cherche à appuyer tout au long de son ouvrage.
LES RÉPONSESLes dernières avancées de la génétique et de la biologie moléculaire amène J. Monod à réintroduire le facteur téléologique, contrairement à Ch. Darwin, pour qui l’évolution n’a pas de but et telle espèce aujourd’hui adaptée à son environnement, peut demain périr avec une transformation de celui-ci si une mutation préalable ne l’a pas dotée de qualités assurant sa survie dans le nouveau contexte. Il n’y a donc chez Darwin ni adaptation ni hérédité des caractères acquis, contrairement à ce que démontre J. Monod en s’inspirant d’une citation de Démocrite (père de l’épistémologie) dès le début de son ouvrage : “ Tout ce qui existe dans l’univers est le fruit du hasard et de la nécessité ”.
Il est indispensable de reconnaître les trois propriétés caractéristiques des êtres vivants, qui se distinguent ainsi de tous les systèmes présents dans l’univers : l’ invariance reproductive ou génétique s’exprime et se révèle à travers la morphogenèse autonome, de la structure moléculaire et cellulaire, qui constitue l’appareil téléonomique. Selon Ch. Darwin, l’invariance précède nécessairement la téléonomie, en cela qu’elle transfert cette propriété d’invariance capable de “ conserver le hasard ” et d’en soumettre les effets au jeu de la sélection naturelle. D’après J. Monod, cette approche ne pouvait, en son temps, prendre en compte les mécanismes chimiques de l’invariance reproductive, ni la nature des perturbations que souffrent ces mécanismes, et reste trop empreinte de déterminisme. Sa thèse est qu’elle ne contient pas une classe d’objet ou de phénomènes, mais constitue un événement particulier, compatible mais non déductible des principes d’invariance et de téléonomie. Donc essentiellement imprévisible, ayant le droit d’exister, mais non pas le devoir.
Le message ainsi porté par une séquence de radicaux dans une fibre polypeptidique, qui semble écrit au hasard, est pour autant chargé d’un sens téléonomique de la structure globulaire, traduction à trois dimensions de la séquence linéaire. Dans l’ontogenèse d’une protéine fonctionnelle, le hasard ainsi capté, conservé, reproduit par la machinerie de l’invariance et ainsi converti en ordre, règle, donc nécessité. Ainsi, si chimiquement, les constituants sont les mêmes, c’est l’ADN qui assure l’invariance de l’espèce face à la prodigieuse diversité morphologique et physiologique qui pourrait découler de la combinaison de ces constituants primaires. La définition du gène comme porteur invariant des traits héréditaires, au travers des mécanismes de réplication et de traduction, complète et éclaire ainsi d’un jour nouveau la théorie de l’évolution sélective. C’est l’appareil téléonomique, tel qu’il fonctionne lorsque s’exprime pour la première fois une mutation qui définit les conditions initiales essentielles de l’admission, temporaire ou définitive, ou du rejet de la tentative née du hasard. C’est de ce fait que l’évolution elle-même paraît accomplir un “ projet ”.
Chez l’Homme, plus encore que chez tout autre animal, c’est le langage et le comportement individuel autant que collectif, donc également culturel, qui oriente la pression de sélection (au sens darwinien) et donc l’évolution du génome humain. D’où l’importance selon l’auteur de reconnaître la connaissance, ou plutôt l’éthique de la connaissance, comme projet fondamental commun de l’espèce humaine, pour harmoniser les peurs de nos sociétés modernes victimes selon lui du paradoxe entre les croyances philosophiques et religieuses encore trop empreintes d’animisme, et la vie actuelle des Hommes basée sur la connaissance et les usages issus de la science et de la technologie basée sur le principe d’objectivité.
LE RÉSUMÉ
Introduction et principes fondamentaux de la thèseLa biologie occupe, selon l’auteur, une place centrale puisqu’elle est, de toutes les disciplines celle qui tente d’aller le plus directement au cœur des problèmes pour tenter d’élucider quelque part, la relation de l’homme à l’univers. Elle a contribué à la formation de la pensée moderne depuis la révolution amenée par la théorie de l’Evolution de Ch. Darwin, à ceci près que, quoique dominant la biologie entière de par sa validité phénoménologique, elle restait suspendue tant que n’était pas élaborée une théorie “ physique ” de l’hérédité qui découle enfin des toutes dernières avancées en matière de “ biologie moléculaire du code génétique ”. La théorie moléculaire du code constitue selon l’auteur, une théorie générale des systèmes vivants comme base universelle de comportements au niveau microscopique, mais qui n’a pas pour vocation de prédire et résoudre toute la biosphère. Elle explique la structure chimique du matériel héréditaire et de l’information qu’il porte, et les mécanismes moléculaires d’expression, morphogénétique et physiologique, de cette information, mais ne théorise en rien directement les structures et fonctions complexes des organismes vivants.
J. Monod rappelle le postulat selon lequel, la Nature est objective et non projective, et démontre que les facteurs de régularité et de répétition qui qualifie d’ordinaire le caractère de projectivité, et donc les objets “ artificiels ”, s’appliquent aussi tout à fait paradoxalement à l’échelle microscopique (des dimensions qu’on exprimerait normalement en Angström = 10-8 cm), au sein des organismes vivants, donc “ naturels ”. Pour autant donc, les géométries et actions simples et répétitives des protéines, ne témoigneraient évidemment pas d’une intention consciente et rationnelle, mais des lois de la chimie. Il est par contre indispensable de reconnaître les trois propriétés caractéristiques des êtres vivants, qui se distinguent ainsi de tous les systèmes présents dans l’univers : l’ invariance reproductive ou génétique (pouvoir de reproduire et transmettre d’une génération à une autre l’information correspondant à leur propre structure de haut degré d’ordre) s’exprime et se révèle à travers la morphogenèse autonome, de la structure moléculaire et cellulaire, qui constitue l’appareil téléonomique (ou le projet téléonomique qui consiste dans la transmission, d’une génération à l’autre, d’une certaine quantité d’information, du contenu d’invariance caractéristique de l’espèce).
Des deux classes de macromolécules biologiques essentielles, celle des protéines est responsable de presque toutes les structures et performances téléonomiques, tandis que l’invariance génétique est attachée exclusivement à l’autre classe, celle des acides nucléiques. Le deuxième principe de la thermodynamique impose que tout système macroscopique ne puisse évoluer que dans le sens de la dégradation de l’ordre qui le caractérise (caractérisé par l’augmentation de l’entropie = le désordre du système dans son ensemble). Dans la formation d’un réseau cristallin, l’accroissement local d’ordre du système, est compensé par un transfert d’énergie thermique de la phase cristalline à la solution saturée qui l’accueille dans le respect du 2ème principe énoncé, autant la reproduction invariante des cellules (et/ou des organismes vivants jusqu’à une certaine échelle) respecte autant qu’elle utilise à dessein ce 2ème principe, grâce à la perfection de l’appareil téléonomique qui effectue un échange d’énergie thermique (tout en étant avare de calories) et d’information, pour mieux conserver et reproduire la norme structurale.
Selon Ch. Darwin, l’invariance précède nécessairement la téléonomie, en cela qu’elle transfert cette propriété d’invariance capable de “ conserver le hasard ” et d’en soumettre les effets au jeu de la sélection naturelle. D’après J. Monod, cette approche ne pouvait, en son temps, prendre en compte les mécanismes chimiques de l’invariance reproductive, ni la nature des perturbations que souffrent ces mécanismes.
L’auteur se penche sur l’approche vitaliste de Bergson, Driesch (biologiste et philosophe), ou Elsässer et Polanyi (physiciens) qui défendent l’idée d’une évolution se projetant dans l’élan vital lui-même n’ayant ni cause finale ni cause efficiente. Il met alors en avant que l’invariance et la téléonomie, cristallisée dans le processus magnifique de l’embryogenèse, ne peuvent être expliquées à l’aide des forces physiques et des interactions chimiques révélées par les systèmes non vivants. J. Monod critique aussi les projections animistes, qui recherchent selon lui l’ancienne alliance avec la nature, pour atteindre son apogée avec les récents développements jugés par l’auteur plus poétiques que scientifiques d’un Teilhard de Chardin, du positivisme d’un Spencer, ou du matérialisme dialectique de Marx et Engels, structurant une théorie universelle selon laquelle l’évolution de la biosphère jusqu’à l’homme serait dans la continuité sans rupture de l’évolution cosmique elle-même, ce qui revient en fait à abandonner le postulat d’objectivité. Le matérialisme dialectique amènerait même à nier finalement le 2ème principe de la thermodynamique autant que l’évolution sélective de Darwin. Toutes ces approches, plus spécialement en ce qui concerne la biologie, font d’un principe téléonomique initial le moteur de l’évolution, soit de la biosphère seule, soit de tout l’univers, ce que conteste l’auteur, en ce que la théorie ne peut que déterminer la probabilité d’existence de la biosphère. Sa thèse est qu’elle ne contient pas une classe d’objet ou de phénomènes, mais constitue un événement particulier, compatible mais non déductible des principes d’invariance et de téléonomie. Donc essentiellement imprévisible, ayant le droit d’exister, mais non pas le devoir.
Les démons de MaxwellLes protéines (en particulier les enzymes) doivent être considérées comme les agents moléculaires essentiels des performances téléonomiques des êtres vivants, en ce qu’elles sont le vecteur métabolique principal des cellules. L’organisme se construit lui-même, et la cohérence fonctionnelle d’une machine chimique aussi complexe exige l’intervention d’un système cybernétique contrôlant et gouvernant les processus chimiques en de nombreux points. La performance téléonomique d’un être vivant s’analyse en termes d’interactions stéréospécifiques de très nombreuses protéines (en particulier de l’extraordinaire électivité d’action des enzymes). Certaines structures de l’ADN jouent un rôle qu’il faut considérer comme téléonomique, et certains ARN constituent des pièces essentielles de la machinerie qui traduit le code génétique, mais des protéines spécifiques sont également impliquées dans ces mécanismes qui mettent en jeu des interactions entre protéines et acides nucléiques. Si on ajoute que les complexes formés entre enzyme et substrat sont de nature non-covalente, ces complexes sont nécessairement stéréospécifiques.
Le rôle d’un catalyseur comme les enzymes, étant de stabiliser l’état activé et transitoire d’une réaction chimique (voir figure), cette stabilité est adaptée à la fonction remplie, certains complexes enzyme-substrat étant aisément dissociables, quand d’autres acquièrent une stabilité du même ordre que celle d’une association covalente. On voit là, au niveau le plus élémentaire, comment l’information structurale peut être créée et distribuée chez les être vivants. Toute l’activité de synthèse des cellules, si complexe soit-elle, est, en dernière analyse, interprétable en termes similaires. Cette monotonie de composition prouve bien que la formidable diversité des structures macroscopiques des êtres repose sur une remarquable unité de composition et de structure microscopique.
Ces phénomènes imposent l’hypothèse d’une fonction “ cognitive ”, ce que Maxwell attribuait à son démon microscopique. Ce démon aurait eu le pouvoir de violer le second principe de la thermodynamique en manœuvrant sans consommation d’énergie, une trappe idéale lui permettant d’interdire ou de favoriser le passage de certaines molécules rapides (de haute énergie) ou lentes (de basse énergie) entre deux enceintes remplies d’un gaz quelconque, si l’on n’avait pas établi que l’exercice de ces fonctions cognitives supposait une interaction par elle-même consommatrice d’énergie et compensant la diminution d’entropie du système.
Cybernétique microscopique – Ontogenèse moléculaireLes principaux modes régulatoires des enzymes sont les suivant : inhibition rétroactive, activation rétroactive, activation en parallèle, activation par un précurseur. De plus, de même qu’un relais électronique peut être asservi simultanément à plusieurs potentiels électriques, de même un enzyme allostérique l’est, en général, à plusieurs potentiels chimiques. Cependant, les interactions coopératives ou antagonistes des ligands, sont indirectes. Cette propriété fondamentale nous permet de comprendre l’origine et le développement des systèmes cybernétiques chez les êtres vivants. Entre le substrat d’un enzyme allostérique, et les ligands qui activent ou inhibent son activité, il n’existe aucune relation chimiquement nécessaire de structure ou de réactivité (principe essentiel de “ gratuité ” chimique). Dans le système métabolique cellulaire, depuis les premières phases de régulation de la synthèse des enzymes jusqu’au opérations de synthèse de l’ARN messager et sa traduction en séquences polypeptidiques, on constate que les protéines sont douées de propriétés de reconnaissance stéréospécifiques différentielles, c’est-à-dire que les interactions chimiques à l’échelle microscopique sont librement choisies et régulées. Il faut y voir la source ultime de l’autodétermination qui caractérise les êtres vivants.
Au niveau macroscopique, d’un autre côté, les êtres vivants peuvent se différencier des machines en ce qu’ils se construisent par eux-mêmes. Nous chercherons dans les structures primaires des protéines le “ secret ” de ces propriétés cognitives qui en font les démons de Maxwell, animateurs et constructeurs des systèmes vivants. Traducteur remarquable de l’ADN, le ribosome est doté de la capacité de se reconstituer spontanément. Ceci se traduit par un assemblage stéréospécifique spontané de différents constituants protéiniques qui, répondant en cela à un processus dit “ épigénétique ”, et génère à partir de molécules monomériques, dépourvues de toute symétrie, des molécules plus grosses, d’un degré d’ordre supérieur acquérant du même coup des propriétés fonctionnelles auparavant totalement absentes. La construction épigénétique d’une structure moléculaire vivante n’est pas une création, mais une révélation. Les embryologistes, pour rendre compte notamment des phénomènes de régénération, ont introduit la notion de “ champ morphogénétique ” ou de “ gradient ”, qui enrichit la notion d’interactions stéréospécifiques d’hypothèses cinétiques.
C’est la coopération d’un très grand nombre d’interactions non-covalentes intramoléculaires qui stabilisent la structure fonctionnelle, qui permet à la protéine de former électivement des complexes stéréospécifiques (également non-covalents) avec d’autres molécules. L’enrichissement d’information provient de ce que l’information génétique (représentée par la séquence) impose une interprétation univoque d’un message a priori partiellement équivoque. Ce qui nous intéresse alors, c’est l’ontogenèse, le mode de formation de cette conformation particulière, unique, à quoi est attachée la fonction cognitive d’une protéine. Lorsqu’on examine en détail les mécanismes de l’épigénèse moléculaire, générateur d’ordre (donc de méguentropie ou entropie négative), on constate que parmi les radicaux amino-acides constituant la séquence d’une fibre polypeptidique, la moitié environ sont “ hydrophobes ” et tendent à se rassembler en libérant des molécules d’eau immobilisées à leur contact et qui vont de fait, accroître le désordre, donc l’entropie du système.
J. Monod démontre que la loi générale de l’assemblage des protéines globulaires (c’est-à-dire la séquence des amino-acides dans un polypeptide) est celle du hasard. Il faut admettre que la séquence “ au hasard ” de chaque protéine est en fait, reproduite des milliers ou des millions de fois dans chaque organisme, chaque cellule, à chaque génération, par un mécanisme de haute fidélité qui assure l’invariance des structures. Le message ainsi porté par une séquence de radicaux dans une fibre polypeptidique, qui semble ainsi écrit au hasard, est pour autant chargé d’un sens téléonomique de la structure globulaire, traduction à trois dimensions de la séquence linéaire. Dans l’ontogenèse d’une protéine fonctionnelle, le hasard ainsi capté, conservé, reproduit par la machinerie de l’invariance et ainsi converti en ordre, règle, donc nécessité.
Invariance et perturbations – L’évolutionToute loi physique spécifie une relation d’invariance. Il en va ainsi de l’identité de deux atomes se trouvant au même état quantique. Les invariants chimiques découlent des mêmes deux classes principales de macromolécules chez tous les êtres vivants : les protéines et les acides nucléiques. Sur le plan du métabolisme, de nombreuses variantes se rencontrent, correspondant à diverses adaptations fonctionnelles, mais consistent cependant en des utilisations nouvelles de séquences métaboliques universelles, d’abord employées à d’autres fonctions. Ainsi, si chimiquement, les constituants sont les mêmes, c’est l’ADN qui assure l’invariance de l’espèce face à la prodigieuse diversité morphologique et physiologique qui pourrait découler de la combinaison de ces constituants primaires. La définition du gène comme porteur invariant des traits héréditaires, au travers des mécanismes de réplication et de traduction, complète et éclaire ainsi d’un jour nouveau la théorie de l’évolution sélective.
Le code génétique est écrit dans un langage stéréochimique dont chaque lettre est constituée par une séquence de trois nucléotides (triplet) dans l’ADN spécifiant un acide aminé (parmi vingt possibles) dans le polypeptide. Il n’existe cependant aucune relation stérique directe entre le triplet codant et l’acide aminé codé. Ainsi ce code universel dans la biosphère, paraît chimiquement arbitraire, en ce sens que le transfert d’information pourrait tout aussi bien avoir lieu selon une autre conversion. On connaît ainsi l’effet de certaines mutations qui altèrent la structure de certains composants du mécanisme de traduction, donc modifie la convention régnante, et portent préjudice à l’organisme. Le mécanisme de traduction d’information séquentielle dans le sens ADN (ou ARN) à protéine est strictement irréversible, mais ne s’oppose pas pour autant aux évolutions.
Le hasard seul est à la source de toute nouveauté, à la racine même du prodigieux édifice de l’évolution, est devient une notion centrale de la biologie moderne. Une mutation est en soit un événement microscopique, quantique, auquel par conséquent s’applique le principe d’incertitude, donc imprévisible par sa nature même. Mais au lieu de voir cette source de perturbations tuer à terme, la structure, comme dans un système non-vivant, c’est-à-dire non réplicatif, la structure réplicative de l’ADN est à l’origine de l’évolution dans la biosphère et rend compte de sa liberté créatrice. C’est l’appareil téléonomique, tel qu’il fonctionne lorsque s’exprime pour la première fois une mutation qui définit les conditions initiales essentielles de l’admission, temporaire ou définitive, ou du rejet de la tentative née du hasard. C’est de ce fait que l’évolution elle-même paraît accomplir un “ projet ”.
L’évolution dans la biosphère est un processus nécessairement irréversible, et résulte d’un très grand nombre de mutations accumulées et recombinées grâce en particulier au flux génétique promu par la sexualité. Ce processus définit une direction dans le temps, qui est la même que celle qu’impose la loi d’accroissement de l’entropie. Les pressions de sélection qu’exercent sur les organismes les conditions externes ne sont en aucun cas indépendantes des performances téléonomiques caractéristiques de l’espèce. Ce sont ces interactions spécifiques, en partie “ choisies ” par l’organisme, qui déterminent la nature et l’orientation de la pression de sélection qu’il subit. Les grandes articulations de l’évolution ont été dues à l’invasion d’espaces écologiques nouveaux, et il devient évident que la part des performances téléonomiques dans l’orientation de la sélection devient de plus en plus grande à mesure que s’élève le niveau d’organisation donc d’autonomie de l’organisme à l’égard du milieu, y compris de l’être humain en particulier.
C’est d’ailleurs ici que la capacité de communiquer de l’Homme, donc le langage humain, sont selon J. Monod la résultante d’une pression de sélection spécifique orientée, soutenue et continue depuis plusieurs millions d’années. Il y aurait eu selon l’auteur, un couplage très étroit entre l’évolution privilégiée du système nerveux central de l’Homme et celle de la performance unique qui le caractérise, faisant du langage non seulement le produit, mais l’une des conditions initiales de cette évolution. L’usage d’un langage, si primitif fut-il, ne pouvait manquer d’accroître dans des proportions considérables la valeur de survie de l’intelligence, et donc de créer en faveur du développement du cerveau une pression de sélection puissante et orientée. Et si, chez l’enfant, l’acquisition du langage paraît aussi miraculeusement spontanée, c’est qu’il s’inscrit dans la trame même d’un développement épigénétique dont l’une des fonctions est de l’accueillir, autant que de développer la fonction cognitive elle-même.
A suivre.