LA CHASSE AU CHAGRIN
Lequel d'entre nous n'a pas, sur les rayons de sa bibliothèque, un livre dont le libraire a dit :
- Très beau volume !... relié en chagrin. Ça vaut de l'argent !...
Mais lequel sait exactement où et comment on se procure la peau de chagrin ?...
Honoré de Balzac, dans son fameux roman, s'est bien gardé d'évoquer ce mystère. C'est que le chagrin est l'objet d'une chasse étrange, dont peu de gens connaissent les secrets.
Le chagrin est une sorte de chat sauvage, de couleur grise, qui vit dans les montagnes du Tyrol et du Sud autrichien. Son cri, plutôt triste et lugubre, impressionne le voyageur qui se hasarde, la nuit, sur les routes en lacets, où les sapins noirs montent la garde, dans l'ombre. Il faut se mettre à plusieurs pour en venir à bout. Car, tout seul, on arrive mal à chasser le chagrin.
Sur la grand-place de Klopsenn Stuck, dans le Tyrol autrichien, les chasseurs se sont réunis pour la grande expédition. Il est environ dix heures, lorsqu'ils commencent leur ascension. Les bruits du village se sont éloignés et seule la voix du vent accompagne leur marche.
Soudain, le doyen des chasseurs s'est arrêté
- Rrrraaahhh !... Schtumpfbizzpluck !...
Mais nous ne pouvons comprendre ce qu'il dit.
Traduisons :
Il a dit : « Crio au tournesol, c'est du soleil dans votre lessive. » (? ... )
Mais non!... Il vient de dire : « Voici un champ de soucis. Les chagrins ne doivent pas être loin. »
Car le chagrin s'installe volontiers au milieu des soucis, ou des pensées, quand elles sont de couleur sombre.
Mais voici que les chasseurs sont en arrêt.
Là-bas, au pied d'un saule pleureur, un chagrin vient d'être repéré. Il somnole, visiblement repu par un trop bon repas de cancrelats. Car c'est une chose bien connue que le chagrin se nourrit de cafard.
En un instant, tout est préparé. L'animal est cerné. Aux quatre coins du cercle ainsi formé, on installe les musiciens de la troupe, les instruments en bataille. Le chef fait un signe
- Achtung!...
- A vos souhaits.
Et aussitôt, on envoie la musique
Faut rigoler, faut rigoler
Avant qu' le ciel nous tombe sur la tête.
Faut rigoler, faut rigoler
Pour empêcher le ciel de tomber.
Le meilleur moyen de chasser le chagrin est, en effet, le rire et la musique.
L'animal dort toujours, mais il faut se méfier des chagrins qui sommeillent. Ce sont les plus dangereux.
- Allons-y. Approchons.
Et, toujours riant et jouant, les musiciens s'approchent. L'animal vient de se réveiller et pousse son cri.
Mais le rire et la musique sont plus forts que le chagrin.
La bête essaie de lutter. La musique redouble. C'est fini. Le chagrin s'est évanoui.
- Allez, emportez-le.
Le soir, au retour, on retrouve la place du village telle qu'on l'avait laissée. Car là-bas, lorsqu'on va à la chasse, on ne perd pas sa place. Une grande cuve, pleine d'alcool, s'y dresse, devant la mairie.
Les chagrins évanouis sont sortis des cages où on les avait mis. Les chasseurs, gens rudes, mais courageux, prennent les corps flasques et les jettent, un à un, dans la cuve, afin que la peau se conserve indéfiniment.
Et c'est un spectacle étrange de voir ces hommes, avec obstination, noyer leur chagrin dans l'alcool.
Pour que la reliure de nos livres soit plus douce et solide, pour que les cris lugubres ne hantent plus les nuits de, la montagne, et pour que leur pays voie disparaître peu à peu tous les chagrins qui le dévorent.
- Crio au tournesol, c'est du soleil dans...
- Non, pas là, voyons!...
Devinette : de qui est-ce ?