Ce qui suit est numérisé de la biographie écrite par Jean Lacouture.
Juin 1930, courrier à Lucien Nachin, ou à Emile Meyer, plein d'ambigüités, sur un mandat ambigu.
« Le Levant est un carrefour où tout passe : religions, armées, empires, marchandises, sans que rien ne bouge. Voilà dix ans que nous y sommes' Mon impression est que nous n'y pénétrons guère et que les gens nous sont aussi étrangers (et réciproquement) qu'ils le furent jamais. Il est vrai que pour agir, nous avons adopté le pire système dans ce pays, à savoir d'inciter les gens à se lever d'eux-mêmes, quitte à les encourager, alors qu'on n'a jamais rien réalisé ici, ni les canaux du Nil, ni l'aqueduc de Palmyre, ni une route romaine, ni une oliveraie, sans la contrainte.
Pour moi, notre destin sera d'en arriver là ou bien de partir d'ici. Les sceptiques ajouteraient une troisième solution, à savoir que : durent les tâtonnements d'aujourd'hui puisqu'ici le temps ne compte pas et que les systèmes comme les ponts et comme les maisons trouvent facilement moyen de rester des siècles en porte à faux.
Il y a un homme, et je crois, un seul, qui comprenait bien la Syrie et " savait y faire " : c'était le colonel Catroux. C'est pourquoi il est parti. »
Curieuse argumentation, qui fait à la fois la critique de l'administration indirecte («
le pire système : inciter les gens à se lever... ») et l'éloge de l'homme qui symbolisait précisément ce type de politique : le colonel Catroux. Contradiction que nous ne cesserons jamais d'observer chez lui entre le réflexe (d'autorité) et la réflexion (qui le porte à la délibération). La synthèse émanera souvent des «
circonstances », qui peuvent prendre la forme d'un homme. Ici, Catroux.
Pendant l'été, le commandant installe les siens sur les hauteurs dominant Beyrouth, à Aley, où chacun supporte mieux un climat qu'il juge, chaque fois qu'il faut redescendre à Beyrouth, « vraiment pénible ». Écrivant cela à son père, il pense surtout à la petite Anne, dont plusieurs collègues du commandant témoignent alors, dans le village d'altitude où tout se sait et se voit, à quel point elle est choyée. Ayant trouvé pour ses enfants ce cadre salubre, il accompagne le général du Granrut dans une intéressante incursion vers le Nord
« Le pays demeure très calme, ici, écrit-il à son père (7 juillet 1930). Nous avons l'autre jour occupé sans coup férir le " bec de canard " que nous rétrocéderaient les Turcs en bordure du Tigre. J'y étais allé avec le général et nous avons trempé nos mains dans ce fleuve, non sans quelque émotion. C'était, je pense, la première fois dans l'Histoire que des soldats français, y allaient en armes. Les Croisés, il est vrai, avaient poussé jusqu'à Diarbekir... »
Quelques mois plus tard, Charles de Gaulle entraîne sa femme et un ménage ami dans un voyage de quinze jours en Palestine. Accueillis chez les pères jésuites de Notre-Dame-de-France, les de Gaulle visitent le saint Sépulcre et lés Lieux Saints, Bethléem et Nazareth. Au retour, le Connétable commentera avec un grain d'acidité les observations recueillies pendant ces deux semaines - rivalités dérisoires entre ordres religieux, délabrement des sites, négligence des responsables politico-militaires britanniques. Ne poussent-ils pas jusqu'à la caricature ce «
pire système » celui de l'administration indirecte ? On en reparlera !
Après un an de séjour au Levant, le commandant de Gaulle fait ainsi le point à l'adresse de ses amis parisiens
« Le Levant est toujours calme, si l'on peut qualifier ainsi l'état d'excitation perpétuelle des esprits orientaux quand il n'a pas de conséquences sanglantes immédiatement. Il se trouve ici des populations qui n'ont jamais été satisfaites de rien, ni de personne, mais qui se soumettent à la volonté du plus fort pour peu qu'il l'exprime, et une puissance mandataire qui n'a pas encore bien vu par quel bout il convenait de prendre son mandat. Cela fait une incertitude chronique, laquelle se retrouve d'ailleurs dans tout l'Orient. »
Ce n'est pas tout à fait le grand coup d'aile qu'on aurait pu attendre de ce disciple de Chateaubriand et de Barrès, plus généreusement inspirés que lui par ces paysages et par ces peuples. Ce ton vaguement cynique semble le fruit d'une observation ici un peu courte : que n'a-t-il su, lui, chef du 2e bureau, découvrir d'Alep à Saïda et surtout à Damas, voire à Jérusalem, les esprits, peut-être chimériques mais à coup sûr fertiles, qui préparent le grand réaménagement de l'Orient auquel il aura affaire dix ans plus tard ?
Un concours de circonstances inattendu lui donnera l'occasion, le 13 juillet 1931 *, de la manifestation qui aura marqué, de la façon la plus durable, son séjour au Levant. Chaque année, les jésuites de l'université Saint-Joseph de Beyrouth demandaient à une personnalité en vue de présider la distribution des prix et de prononcer une allocution. Le haut-commissaire, empêché, demanda à un officier de l'état-major de le représenter. Les plus gradés s'étant récusés, «
le sort tomba sur le plus jeune » : de Gaulle n'était-il pas en outre un disciple des pères ?
Laissons la parole à un témoin autorisé, Gabriel Bounoure, alors professeur à l'école des lettres de Beyrouth **
«
C'était à l'occasion d'une distribution de prix. Je vis se dresser, et faire deux pas vers le public, un grand diable de commandant tout de blanc vêtu, porteur d'un grand sabre et de qui nous n'attendions rien qu'un redoublement d'ennui. Il prit la parole, et alors toutes les lourdeurs instantanément reculèrent. Nous entendîmes des idées neuves et rares s'inventant à chaque seconde... L'appareil du langage, manié par lui, s'élevait au-dessus des contingences et des facticités, ouvrant largement le domaine du vouloir libre, de l'énergie humaine capable d'infléchir la puissance énorme de l'histoire ... »
Que dit-il de si remarquable, ce «
grand diable de porteur de sabre » ? ceci, entre autres, qui décidément le fait pencher plutôt du côté du colonel Catroux que de celui des lourdauds qui prennent le Mandat pour un titre de propriété :
« ... Le dévouement au bien commun, voilà ce qui est nécessaire, puisque le moment est venu de rebâtir. Et justement pour vous, jeunesse libanaise, ce grand devoir prend un sens immédiat et impérieux, car c'est une patrie que vous avez à faire. Sur ce sol merveilleux et pétri d'histoire, appuyés au rempart de vos montagnes, liés par la mer aux activités de l'Occident, aidés par la sagesse et par la force de la France, il vous appartient de construire un Etat. Non point seulement d'en partager les fonctions, d'en exercer les attributs, mais bien de lui donner cette vie propre, cette force intérieure, sans lesquelles il n'y a que des institutions vides. Il vous faudra créer et nourrir un esprit public, c'est-à-dire la subordination volontaire de chacun à l'intérêt général, condition sine qua non de l'autorité des gouvernants, de la vraie justice dans les prétoires, de l'ordre dans les rues, de la conscience des fonctionnaires. Point d'État sans sacrifices : d'ailleurs, c'est bien de sacrifices qu'est sorti celui du Liban...
...Oui, la jeunesse libanaise qui demain sortira d'ici sera bien préparée à sa tâche nationale. Marchant sur les traces de ses aînés, parmi lesquels nous saluerons avant tout le président de la République libanaise, résolue à la discipline et au désintéressement, liée à la France par toutes les voies de l'esprit et du coeur, cette élite sera le ferment d'un peuple chargé, dorénavant, des lourds devoirs de la liberté. »
Véritable discours-programme de gouvernement, dont on se demande si aucun haut-commissaire, à l'époque, en prononça d'aussi hardi... On croirait entendre Lyautey ou plus tard Eirik Labonne parlant aux Marocains, ou tout simplement le général de Gaulle s'adressant, trente ans plus tard, aux Africains. L'étonnement émerveillé de Gabriel Bounoure était justifié : c'est le ton d'un maître, et l'homme qui s'exprime là définit enfin une politique et parle en responsable. Il faut faire un effort de mémoire pour se souvenir que celui qui parle là n'est qu'un simple officier à l'état-major de l'armée du Levant.
* Date contestée. On donne celle de la chronologie officielle (Plon, 1973, p. 17).
** Devenu inspecteur général de l'enseignement au Levant, ce maître de poésie sera l'un des premiers a se rallier à de Gaulle en 1940.
Fin de citation.
Je reprends la plume pour observer le contraste entre l'exhortation au dévouement au bien commun et à l'esprit public, en 1931, et les mépris envers son armée coloniale et ses harkis, et les colons d'Algérie, trente-deux ans plus tard. Cela pose question, et je n'ai pas de réponse sûre.