"Je suis pour un protectionnisme européen"
L'historien et démographe Emmanuel Todd était notre invité lors d'un tchat le lundi 5 mars. Retrouvez la retranscription de sa discussion avec les internautes.
Nicolas Mariotte : Pourquoi faire intervenir le multicarte Emmanuel Todd dans un débat économique, alors qu'il est docteur en histoire et démographe à l'INED (même s'il se présente anthropologue ici, sociologue là, et... économiste chez Télérama ?) Je ne suis pas certain que cela fasse véritablement progresser le débat économique.
Emmanuel Todd : La vraie bonne question est : pourquoi les économistes actuellement sont-ils mauvais ? Donc : pourquoi suffit-il d'avoir une vision des sciences sociales qui ne sépare pas l'histoire de l'économie, l'économie de la démographie, la sociologie de tout ça, pour accepter de voir l'évidence ?
L'économie est une discipline pauvre, ainsi que le reconnaissait Keynes, assez facile à maîtriser. On la truffe de mathématiques pour faire peur, mais c'est de la poudre aux yeux.
Tractatus : Votre interview dans Télérama a pour principal mérite de contribuer à lever un tabou : celui du protectionnisme. Mais les réticences à l'égard de cette idée sont fortes, surtout au sein de la communauté des économistes. Comment expliquer leur aveuglement actuel par rapport au libre-échange ?
Emmanuel Todd : Ca vaut la peine d'insister sur cette question des économistes, qui sont vraiment au cœur du problème. Il va vraiment falloir admettre que la majorité des gens nommés par le terme d'économiste ne sont pas des savants, mais des idéologues, des "chiens de garde", comme aurait dit mon grand-père.
Yacine : M. Hakim El Karoui a écrit un livre, "L'Avenir d'une exception", qui vulgarise vos thèses et propose des débuts de solutions concrètes. L'avez vous lu ? Que pensez-vous de son "programme" ?
Emmanuel Todd : Hakim El Karoui est devenu un copain, un complice. On est d'accord sur l'essentiel. On travaille d’ailleurs ensemble sur ces questions.
Delcat : Pourquoi à votre avis, la question de l'économie n'est-elle pas abordée dans cette campagne ? Est-ce un aveu d'impuissance devant un mécanisme qui échappe à la dimension nationale ? Est-ce par peur de choquer un électorat rivé sur ses acquis, tremblant devant la libéralisation ? Cette libéralisation n'est-elle pourtant pas la seule issue ?
Emmanuel Todd : Non, c'est parce que le système politique, idéologique est actuellement tenu par ce qu'on peut appeler les classes supérieures, une oligarchie qui se trouve bien dans le système économique actuel et qui n’est donc pas capable de concevoir autre chose. C'est l'un des enseignements valables du marxisme : il est très difficile de penser contre son intérêt immédiat. C'est particulièrement difficile aujourd'hui dans une situation d'atomisation, d'"hyperindividualisme".
Sceptique : Ne pensez-vous pas que "les candidats du vide" bénéficient de la faible culture économique des Français, ce qui leur permet de raconter n'importe quoi ? En effet, bon nombre de gens se positionnent à partir d'un imaginaire économique plus ou moins construit par les hommes politiques et les médias. Seriez-vous intéressé par la création collégiale d'une encyclopédie économique en ligne à destination de tous les Français pour leur permettre de comprendre les mécanismes de base de l'économie ?
Emmanuel Todd : J'ai déjà assez de travail, malheureusement. Mais sur le fond, ce n'est pas vrai : l'enseignement des dernières élections et du dernier référendum, c'est que le gros de la population ne croit plus aux "bavardes" économiques des dirigeants. La mécanique du libre-échange, qui entraîne pression sur les salaires, délocalisations et augmentation des inégalités, je pense que la plupart des gens comprennent très bien. Ce sont les économistes professionnels - pas tous quand même -, disons, la pensée économique dominante, qui refuse de comprendre. Mon sentiment est que les dirigeants sont plutôt comme des citoyens de base, qu'ils comprennent, mais qu'ils n'osent pas agir, étant paralysés par l'ambiance intellectuelle générale.
Nat : Quand la plupart des lois et règlementations qui s'appliquent chez nous sont décidées au niveau européen, quel programme protectionniste un candidat à l'Elysée peut-il proposer sans que l'Europe lui impose le contraire ? Est-il possible pour la France de faire du protectionnisme sans se retrouver en rupture avec l'Europe ? Quelles sont ses marges de manœuvre ?
Emmanuel Todd : Le seul protectionnisme concevable est européen. Tout projet protectionniste suppose, plus qu'une négociation, un bras-de-fer en Europe. Il faut faire comprendre aux grands pays européens que c'est leur intérêt, au premier chef à l'Allemagne, et ne pas avoir peur de dire que si ces pays ne se rallient pas, la solution raisonnable pour un pays comme la France est de sortir de l'euro.
Claire : Comment appliquer le protectionnisme face à des industriels français qui font fabriquer une partie de leurs produits hors des frontières européennes ? Et l'entrée de pays eux-mêmes émergents (Pologne, Roumanie) dans l'Union européenne ne peut-elle pas rendre inefficaces des mesures protectionnistes à l'échelle européenne ?
Emmanuel Todd : Les industriels ne sont pas un problème. Ils appliqueront les règles qu'on leur imposera. Et si on leur redéfinit un marché intérieur européen de 450 millions d'individus, ils s'adapteront et ils y trouveront de nouvelles possibilités d'équilibre et d'activité. Il est vrai que les pays émergents exercent une pression certaine et qu'il existe des processus de délocalisation internes à l'espace européen. Mais justement, toute l'idée d'un protectionnisme européen collectif consiste à admettre cette position des pays de l'Est, mais à dire également que la pression extérieure s'arrête là, et de reconstituer avec le temps, à l'intérieur d'une protection communautaire, un minimum de solidarité entre l'Europe de l'Est et l'Europe de l'Ouest. En fait, il s'agit de faire à l'échelle de l'Europe ce qui a été fait à l'intérieur d'un pays comme la France au moment de la liquidation des barrières internes de l'Ancien régime.
Hadrien : Les dernières chutes des bourses sont-elles la préfiguration d'une vraie crise économique ?
Lilou1 : Pensez-vous qu'un crash immobilier nous guette ?
Emmanuel Todd : A court ou moyen terme, je n'en ai aucune idée. Les prédictions à long terme sont à la fois faciles et floues. On ne peut que concevoir une crise majeure, mais le lieu et le secteur de démarrage de la crise, à mon avis, sont au-delà de toutes compétences.
Serge Soudoplatoff : J'ai lu dans votre interview un passage sur l'économie de l'immatériel, que vous semblez rejeter, si je vous ai bien lu (peut-être me trompé-je ?). Pour moi, il existe une économie de l'immatériel. Lorsqu'on partage un bien matériel il se divise alors que lorsqu'on partage un bien immatériel il se multiplie. C'est une économie de rareté d'un côté, et une économie d'abondance de l'autre. L'exemple le plus frappant est la pression de l'industrie du contenu, musique ou film, qui condamne les échanges de fichiers et essaye de maintenir des règles de rareté. Et si c'était cette économie qui maintenait les Etats-Unis encore à un niveau économique élevé ? Et si le choix d'Internet comme nouveau vecteur de progrès n'était qu'une vision d'un monde où la valeur quitterait la matière pour descendre dans le peer to peer ? Le modèle du logiciel libre n'est-il pas précurseur d'une nouvelle économie ?
Emmanuel Todd : Donnez-moi tout de suite votre ordinateur, puisque vous n'avez pas besoin de matériel. Faites-le parvenir à Télérama, qui me l'enverra. Je vous laisse les réseaux câblés.
Franz : Vous indiquez que les Etats-Unis attendent la présidentielle française pour attaquer l'Iran, afin de ne pas avoir M. Chirac dans les jambes. N'est-ce pas donner trop d'importance au président Chirac ? Ou au contraire, pensez-vous qu'il ait une réelle influence ?
Emmanuel Todd : La France a une réelle importance dans le dispositif stratégique américain, parce que les Etats-Unis ne seraient pas mécontents de voir se reconstituer des blocs rappelant la guerre froide. Dans un conflit avec l'Iran, il est vraisemblable que la Russie et la Chine soutiendraient plutôt l'Iran, ce qui mettrait les Etats-Unis dans une situation où ils pourraient désigner un bloc menaçant, traditionnel. Un pays comme la France est l'un des rares qui puisse faire échouer cette logique de blocs, un peu comme elle l'a fait avec la guerre d'Irak, avec l'Allemagne. L'Allemagne est un peu hors jeu de ce point de vue, semble-t-il, depuis le départ de Schröder. Et les Etats-Unis peuvent raisonnablement s'imaginer que le départ de Chirac mettrait la France hors jeu.
La France aurait donc, en cas d'agression américaine, la possibilité d'un rôle tout à fait décisif, encore plus important sans doute qu'au moment de la guerre d'Irak, compte tenu de la gravité de ce que les Américains seraient capables de faire. Et, bien entendu, avec nos deux candidats principaux, au stade actuel, on ne peut guère imaginer des merveilles de fermeté. Avec cette précision que Nicolas Sarkozy serait tout à fait capable, puisqu'il a fait allégeance à Bush, d'entraîner la France dans cette guerre éventuelle.
Michel L : Les adeptes d'un certain protectionnisme, José Bové, Olivier Besancenot, Marie-Georges Buffet, entre autres, ont un discours inaudible. Qui aujourd'hui serait assez crédible dans la classe politique pour réhabiliter un certain protectionnisme européen comme vous l'avez défendu dans votre article ?
Emmanuel Todd : Les bribes de protectionnisme dont il s'agit - à gauche ou à droite - ne sont pas réalistes. Je crois que la gauche « antiglobalisation » est un peu paralysée par son universalisme de principe, son internationalisme, qui lui rend difficilement concevable la notion d'un territoire protégé. Le protectionnisme à la Le Pen est absurde, parce que s'appliquant à un seul pays, la France, qui n'est plus à l'échelle des processus économiques. Le seul protectionnisme raisonnable, politiquement et économiquement, doit s'appliquer à l'espace européen. Les institutions européennes existent, et j'ai l'impression que ce projet protectionniste européen n'est pas porté par des candidats qui ne veulent pas tenir compte de l'existence de l'Europe. C'est pour ce genre de raison que j'avais voté oui au référendum constitutionnel, tout en me sentant plus proches des gens qui votaient non.
L'idée était de se dire qu'il fallait des institutions européennes, un minimum de bonne entente entre pays européens, pour, à l'intérieur de ce cadre, redéfinir un projet protectionniste.
Monomox : Supposant que la France et l'Allemagne se mettent d'accord sur une politique protectionniste européenne. Quelle serait alors la réaction de l'Angleterre ?
Emmanuel Todd : Je crois que les Anglais ne peuvent pas accepter un projet protectionniste, car le libre-échange est en Angleterre pratiquement constitutif de l'identité nationale. C'est à mettre sur le même plan que l'attachement au service public en France. Donc, vraisemblablement, un protectionnisme européen ne pourrait être que continental, au sens britannique. Mais il faut accepter de voir l'évidence : le Royaume-Uni n'appartient déjà pas à la zone euro, et son adhésion à la zone euro est très peu vraisemblable, alors que tous les nouveaux entrants ont au contraire vocation à s'intégrer à la zone euro. Cela m'attriste plutôt, car je suis culturellement proche de l'Angleterre, quand même.
Tractatus : Au vu de l'aveuglement persistant de nos élites à l'égard de la question du protectionnisme, ne craignez-vous pas que les questions du protectionnisme et des mauvaises politiques économiques ne soient jamais abordées ? Ne risquons-nous pas de voir les partis fascistes et populistes prendre le pouvoir un peu partout en Europe ?
Emmanuel Todd : Le risque de "dépassement" de la démocratie ou d'entrée dans un âge post-démocratique est tout à fait réel. Mais pour moi, le principal risque ne vient pas de formations d'extrême droite, comme le Front national, aussi haïssables soient-elles. Le risque, il est dans les manipulations dont le suffrage universel est l'objet, dans la capacité des classes supérieures à exclure du débat les questions économiques qui intéressent les gens. Mais on peut effectivement imaginer une séquence catastrophe dans un pays comme la France. Je parle en historien, pas en homme politique. Le refus par les élites d'intégrer ces questions économiques, l'étouffement du débat pourraient mener à l'émergence de certaines formes de violence. Après tout, nous sommes au pays de la crise des banlieues. Et, dans le contexte d'une société atomisée, fragmentée, ces violences ne pourraient pas mener à grand-chose, et au contraire, pourraient servir de prétexte à une reprise en main autoritaire par des gens qui sont déjà au pouvoir.
Zadig : Lequel des candidats à l'élection vous parait-il le plus crédible dans son programme économique ?
JulienleFaquin : François Bayrou, qui a été recommandé par plusieurs grands économistes, n'est-il pas le seul à proposer une solution économique viable et claire dans cette campagne ?
Emmanuel Todd : Aucun candidat n'est crédible pour ce qui m'intéresse. Je suis sûr que les gens de la haute fonction publique ont leur préférence, que les gens de la finance ont leur préférence. Mais, pour ce qui m'intéresse, le contrôle de la globalisation, ils sont également peu crédibles, même s'ils parlent un petit peu maintenant de préférence communautaire. Au stade actuel, on ne peut pas parler de vrai projet. Pour moi, Bayrou, c'est la cerise sur le gâteau, la touche finale, le 3e homme n'apparaissant pas comme l'aube de la modernité, mais comme un fantôme du passé. Arriver en 2007 avec un projet de réduction de la dette, c'est ahurissant de manque d'à-propos, c'est le fantôme de Raymond Barre, de Pinay, de tout ce qu'il y a de plus ringard dans la tradition politique française.
Zadig : M. Bayrou propose deux nouveaux emplois sans charge pendant 5 ans à toutes les entreprises ainsi qu'un "Small Business Act" (discrimination positive à l'égard des PME et TPE). Qu'en pensez-vous ?
Emmanuel Todd : Je pense que François Bayrou est complètement dans le système, et qu'il ne suffit pas de dire qu'on est autre chose que Nicolas Sarkozy ou Ségolène Royal pour être effectivement autre chose. Il est très proche de Prodi, qui est en train de naufrager la gauche italienne. Sur le plan économique, d'après tout ce qu'on entend, c'est l'absence d'imagination au pouvoir.
Chomsky : L'état est structurellement en déficit. Les Etats-Unis sont plus endettés que nous. La dette est elle aussi grave pour la France que ce qu'on nous le dit et quelles en seront les conséquences ?
Emmanuel Todd : La réponse est non : ce n'est pas si grave. Ce qui est grave, c'est la pression externe sur les salaires. La dette de l'Etat est un problème tout à fait mineur. Et j'insiste sur le fait que la fixation de Bayrou sur la question de la dette publique est un signe d'inadaptation à notre époque.
MiB. : Vous disposez d'une notoriété dans votre domaine non contestable et reconnue, pourquoi ne pas avoir mobilisé les candidats sur un réel projet économique comme a su le faire Nicolas Hulot avec son pacte écologique ?
Emmanuel Todd : D'abord, je ne pense pas que le genre de choses dont je parle soit le genre de choses dont parle Nicolas Hulot. Nicolas Hulot parle de sujets sur lesquels tout le monde peut être d'accord. L'écologie est, par définition, un domaine consensuel. Qui aurait intérêt à la destruction de la planète ? C'est la raison pour laquelle l'écologie ne peut pas structurer le jeu politique. Les choses dont je parle sont d'ordre économique, je parle d'emplois, de salaires, d'inégalités, de profits, d'un univers d'intérêts capable par nature de structurer des conflits. Il y a des privilégiés et des non privilégiés. C'est vrai que l'écrasante majorité des Français auraient intérêt à un projet protectionniste, mais les questions économiques doivent mener à des affrontements et à des négociations qui peuvent structurer un jeu politique démocratique. En termes de participation au débat, d'activation du thème protectionniste européen, j'ai fait ce que j'ai pu.
Dams : Il me semble à vous lire, que plus que la question économique, c'est réellement tout un système institutionnel et sociétal qui est à revoir en Europe. Vous qui êtes proche des hautes sphères, avez vous déjà eu vent de réflexions sérieuses dans d'autres pays européens que la France?
Emmanuel Todd : Je ne me sens pas particulièrement proche des hautes sphères. Et de plus, je ne ressens pas les hautes sphères comme d'un très haut niveau intellectuel. Pour parler des autres pays européens, honnêtement non. C'est la France le pays de la révolte, actuellement. Et sur ces questions économiques, pour ce qui concerne la remise en question du libre-échange, les autres pays européens sont plutôt en retard sur nous. Mais le pays important dans lequel il y a eu des débats sur ce thème et où les protectionnistes semblent avoir perdu, ce sont les Etats-Unis. Au début de la présidence Clinton, il y avait eu de grands débats aux Etats-Unis sur les dangers de la concurrence asiatique. C'est d'ailleurs en travaillant sur ces débats américains que j'ai découvert l'œuvre de l'économiste allemand Friedrich List, qui a été tiré des oubliettes par une école américaine, "Strategic Traders". Mais ceux-ci n'ont pas été capables d'imposer leur point de vue, et l'Amérique était trop engagée dans une politique de libre-échange profitant à sa ploutocratie pour revenir en arrière. Mais l'Amérique est dans une position tout à fait particulière puisqu'elle profite d'un système impérial et de la position du dollar pour se nourrir aux frais de la planète avec un déficit commercial de 800 milliards de dollars annuel. Il faudrait trop d'efforts industriels aux Etats-Unis pour sortir de la facilité d'importations non payées, d'une certaine manière, et j'ai du mal à imaginer que la situation change là-bas.
Jacques : Les partis de gouvernement sont tous englués dans le libéralisme ambiant en France et ailleurs en Europe. Comment pourraient-ils opérer une révolution à 90° sans quitter le traité de Maastricht ?
Hervé de Nantes : Dominique de Villepin vous a récemment convié à un congrès, néanmoins aucune décision n'a été prise suite aux annonces d'Airbus ou d'Alcatel pour mieux se protéger en Europe. Comment expliquez-vous ce laissez-faire et la passivité des institutions politiques, notamment Bruxelles et Strasbourg ?
Emmanuel Todd : Il faut être très pessimiste sur l'avenir. Moi, je milite d'une certaine manière pour l'idée de protectionnisme européen, mais le sentiment que cette idée pourrait un jour l'emporter est très faible chez moi. Si je devais évaluer une probabilité de succès d'un tel projet, je la mettrais à 10 %. Cela pour dire que je suis un historien réaliste, et pas un idéologue. Au stade actuel, on ne peut que faire la liste des empêchements à un tel projet : l'absurdité de l'économie dominante, l'ignorance économique des inspecteurs des finances, la malhonnêteté des économistes bancaires, la lâcheté des dirigeants politiques, le tout mélangé pour la bureaucratie bruxelloise.
Compte tenu de la gravité des tensions politiques et sociales, on ne peut exclure un sursaut, une prise de conscience collective, mais pour un historien - l'histoire est mon métier de base -, la chose raisonnable serait de spéculer sur un futur ne réalisant pas un idéal protectionniste. C'est pour cela que je commence à réfléchir au problème de la liquidation du suffrage universel. En tant que citoyen, je suis catastrophé. En tant qu'historien, je suis fasciné. Il y a une vie après la démocratie. Le gros de l'histoire humaine n'est pas démocratique. On peut aussi spéculer sur des phénomènes de dislocation sociale, de véritable régression si les classes dirigeantes s'obstinent dans une idéologie libre-échangiste qui aboutit à la destruction de toute activité de production en France et ailleurs en Europe, etc.
Tractatus : Ne pensez-vous pas qu'au vu de son manque d'assise populaire, et de la fragilité du système dans son ensemble, le capitalisme libéral débridé finira par s'effondrer, à l'instar de l'Union soviétique ?
Emmanuel Todd : Je pense que les Etats-Unis s'effondreront, d'une façon ou d'une autre, à cause de leur position prédatrice dans le système mondial. Ce que je ne sais pas, c'est si la première chose à s'effondrer sera le dollar ou l'armée américaine. Pour le reste, ce serait après l'effondrement américain, et donc difficile à décrire.
Pierrot : Pour qui allez-vous voter à la présidentielle ?
Emmanuel Todd : Je n'ai pas pris de décision et en cela, je pense que je ressemble à beaucoup de Français.
Telerama.fr - 22 Février 2007
http://www.telerama.fr/livres/B070222001739.html