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Auteur Sujet: Emmanuel Todd : Protectionnisme européen raisonnable ?  (Lu 2902 fois)

Turquoise

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Emmanuel Todd : Protectionnisme européen raisonnable ?
« le: 07 mars 2007, 11:06:32 am »
Emmanuel Todd : Face à la concurrence des pays émergents, un "protectionnisme européen raisonnable" s'impose, estime l’historien. Pourquoi l’économie n’est-elle pas au centre du débat électoral ?

Serait-il en voie de devenir le gourou des politiques ? Rappelez-vous sa fameuse note de l’automne 1994, Aux origines du malaise politique, qui permit à Jacques Chirac de mener campagne sur la « fracture sociale ». Peu se souviennent que, dès 1976, à l’âge de 25 ans, le jeune démographe Emmanuel Todd avait prédit dans La Chute finale la décomposition de l’Union soviétique. En 2002, il règle aussi le sort des Etats-Unis (Après l’empire) et continue de guetter leur effondrement. Et voilà qu’à l’automne dernier, il est parti en guerre contre les « candidats du vide » que sont à ses yeux Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal. Son nouveau combat ? La création d’une aire protectionniste européenne, afin de soulager les classes laborieuses des maux du libre-échange. A voir la virulence des réactions qu’il suscite, il semble que le petit-fils de l’écrivain Paul Nizan et le fils du journaliste Olivier Todd gratte à nouveau là où ça fait mal…
 
Le 13 septembre 2006, vous déclariez dans une interview au Parisien : « Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy sont “les candidats du vide”. » C’est toujours votre opinion ?

A ce jour, je ne vois pas ce qui pourrait me faire changer d’avis. Je les appelle comme ça non pas pour leur côté people, la brume autour de leur vie de couple, mais pour une absence de discours sur la seule chose qui intéresse et angoisse les Français : le système économique qui a engendré la pression sur les salaires et l’insécurité sociale. Toutefois, il serait injuste de jeter l’anathème sur Sarkozy sous prétexte qu’il dit tout et n’importe quoi, et sur Ségolène Royal parce qu’elle ne dit rien sur l’économie, sans ajouter que François Bayrou les a malheureusement rejoints. Je persiste à dire que s’ils ne mettent pas la question du libre-échange au cœur de leur programme, ils seront à côté de la situation réelle du pays, des souffrances des gens. Cela explique que la campagne ne démarre pas, et que le corps électoral ne suive pas.
 
Vous dénoncez un « système médiatico-sondagier » qui aurait « imposé » le binôme Sarkozy-Royal...

Dans les phases pré-électorales, avant que les thèmes aient été présentés par les candidats ou les partis, l’électorat populaire est inerte. Les sondages qui ont été réalisés à ce moment-là représentaient l’opinion des classes moyennes, et plutôt des classes moyennes supérieures, parmi lesquelles on trouve les journalistes, les sondeurs… Ces derniers le savaient mais, au lieu de reconnaître que leur boulot ne valait rien, ont préféré dire : « les sondages sont une photographie de l’opinion à un moment donné ». C’est une escroquerie ! Ils suggèrent que l’opinion change, alors qu’on assiste en réalité à un phénomène de formation, de cristallisation d’une opinion populaire qui n’existait pas et qui émerge dans le courant de la campagne.
 
Mais ce ne sont quand même pas les sondeurs qui ont choisi Ségolène Royal !

Il est vrai que les adhérents n’étaient pas obligés d’écouter les sondages qui leur disaient que seule Ségolène Royal avait des chances. Beaucoup plus qu’il n’a désigné sa candidate, le PS s’est révélé indifférent aux questions économiques. C’est dommage, lorsque l’on voit qu’un Fabius, dans ses derniers discours, a mûri sa réflexion et propose une vraie vision de l’Europe.
 
Un peu tard…

Oui, mais il ouvre aujourd’hui la voie à une contestation efficace du libre-échange. Et le premier candidat majeur qui abordera le sujet cassera la baraque !
 
A quoi le voyez-vous ?

A l’automne dernier, j’ai fait quelques interventions radio en faveur de ce que j’appelle « un protectionnisme européen raisonnable ». La montée d’un prolétariat chinois sous-payé a un effet gravement déflationniste sur les prix et les salaires des pays industrialisés et elle n’est pas près d’être enrayée, car la Chine est un pays totalitaire. Il faut donc des barrières douanières et des contingentements provisoires. J’ai été très frappé de la réceptivité de la société française à cette remise en question du libre-échange. Puis Dominique de Villepin m’a demandé d’ouvrir la conférence sur l’emploi par un topo sur le sujet. Lorsque vous intervenez, non plus à la radio, mais au cœur du système, en présence du Premier ministre, du ministre de l’Economie, des syndicats, du Medef, c’est la panique. Tout le monde sent en effet qu’un candidat qui arriverait avec un projet protectionniste européen bien ficelé serait élu, d’où qu’il vienne. Et personne ne peut rire d’une Europe protégée de 450 millions d’habitants, d’autant moins qu’elle pourrait réaliser l’impossible, c’est-à-dire, à l’intérieur de chaque pays, la réconciliation des dirigeants et des groupes sociaux.
 
Vous avez déclaré que l’émergence du thème protectionniste viendrait plutôt de la droite…

Le Parti socialiste et l’UMP sont tous deux décrochés des milieux populaires et probablement d’une bonne partie des classes moyennes. Ce sont des superstructures qui flottent dans les classes moyennes supérieures. Mais cette oligarchie est coupée par le milieu : le PS représente l’Etat, et l’UMP, le marché. Ceux qui sont bien logés dans l’appareil d’Etat – fonctionnaires de catégorie A, j’en fais partie – ont une indifférence encore plus grande aux maux du libre-échange. A droite, c’est vrai que le capitalisme financier s’en contrefout. Mais ce n’est pas le cas des secteurs de production. N’oubliez pas que le premier théoricien du protectionnisme, l’économiste allemand Friedrich List, était un libéral. Les protectionnistes sont des adeptes du marché, à condition de définir la taille du terrain…
 
La régulation du marché ne serait pas qu’une histoire de gauche ?

D’abord, il faut rappeler que les socialistes ont une arrogance de bons élèves que n’ont pas les gens de droite. Ils oublient facilement que dans l’histoire des idées économiques, les basculements sont transpartisans ; au début des années 70, la gauche et la droite étaient en faveur d’une économie régulée par l’Etat. Le basculement dans l’ultralibéralisme a fini par toucher tout le monde. Si l’on en vient, comme je l’espère, à l’idée que la protection européenne est la bonne solution, au final, gauche et droite seront d’accord. Reste à savoir qui va démarrer le premier.
 
Vous avez eu des mots très durs pour « la petite bourgeoisie d’Etat », qui « ne comprend pas l’économie »…

L’une des forces de la France, c’est son égalitarisme, et la capacité de sa population à s’insurger. Cet esprit de contestation explique dans notre pays la suprématie de la sociologie. En revanche, la France n’a jamais été en Europe l’économie dominante, elle a toujours été, depuis le Moyen Age, en deuxième position. La pensée économique française est donc restée à la traîne. Il se trouve que notre unique Prix Nobel d’économie, Maurice Allais, un vieux monsieur, est protectionniste ! Alors on décrète que notre vieux Prix Nobel ne vaut rien en économie… Ne soyons pas naïfs, toutes les rigidités ne sont pas intellectuelles, car deux nouvelles catégories de soi-disant économistes sont apparues : des types issus de la haute fonction publique, d’autant plus adeptes du marché qu’ils ne savent pas ce que c’est, et des économistes bancaires, qui sont en fait des commerciaux dont les intérêts sont imbriqués à ceux du système.
 
Vous avez prédit en 2003 le déclin américain, qu’on ne voit toujours pas venir…

Je maintiens que si une économie est puissante, cela s’exprime dans l’échange international. Or, les Etats-Unis, avec 800 milliards de déficit commercial, sont déficitaires avec tous les pays du monde, y compris l’Ukraine. Les Etats-Unis, c’est le pays des mauvaises bagnoles, des trains qui vont lentement, où rien ne marche très bien, où il est difficile de faire changer un compteur à gaz en dehors des grandes villes, où la mortalité infantile est la plus forte du monde occidental. Où l’informatisation et la robotisation – c’est masqué par l’essor des ordinateurs individuels – est faible. Là-bas, le discours sur l’économie virtuelle, sur « l’immatériel », est un discours délirant. Parce que l’économie, ce n’est pas l’abolition de la matière, mais sa transformation par l’intelligence. De temps en temps, l’état réel de l’Amérique apparaît : face à un événement comme l’ouragan Katryna, l’économie virtuelle, les avocats, les financiers, pas terrible, hein…
 
C’est cette Amérique-là qui fascine Nicolas Sarkozy...

Ce n’est pas tant le bushisme de Sarkozy qui est scandaleux, que sa mauvaise maîtrise du temps, son manque d’à-propos, puisqu’il est allé faire allégeance à Bush juste avant que l’énormité de son échec en Irak ne soit reconnue aux Etats-Unis mêmes ; quant à Ségolène Royal, elle a manifesté une vraie rigidité de pensée en refusant pour l’Iran le nucléaire civil aussi bien que militaire. Je ne vois pas comment ces deux candidats pourraient penser le protectionnisme européen, question qui suppose intérêt pour l’économie, mais aussi maîtrise de la politique étrangère, car la première chose qu’il va falloir faire, c’est négocier avec l’Allemagne !
 
L’économie allemande est repartie. En quoi l’Allemagne aurait-elle besoin du protectionnisme ?

Pour les idéologues du libre-échange, l’Allemagne est le pays qui réussit le mieux. Mais de mon point de vue, c’est celui qui arrive le mieux à se torturer lui-même. Au prix d’une terrible compression salariale, l’Allemagne a abaissé ses coûts de production et gagné des parts de marché en Europe, contribuant à l’asphyxie de la France et de l’Italie.

Elle aurait maintenant tout à gagner à un marché européen prospère, où l’on protège nos frontières, augmente les salaires, gonfle la demande intérieure. Tout cela, il faut le penser, être capable de le négocier. Et je ne ressens pas dans notre binôme cette compétence diplomatique…
 
Le système libéral peut-il se régénérer ?

Le libre-échange intégral et la démocratie sont incompatibles, tout simplement parce que la majorité des gens ne veut pas du libre-échange. Donc, soit la démocratie gagne et on renonce au libre-échange, soit on supprime le suffrage universel parce qu’il ne donne pas les résultats souhaités par les libéraux. Le seul pays à avoir jamais inscrit dans sa Constitution le libre-échange a été les Etats américains sudistes, esclavagistes. Le Nord, industriel et démocratique, derrière Lincoln, était protectionniste. Normal, puisque le protectionnisme définit une communauté solidaire et relativement égalitaire, alors que le libre-échange suppose des ploutocrates et une plèbe. La Chine a résolu le problème : c’est un modèle totalitaire qui pratique le libre-échange. Avec la Chine, on parle d’un modèle capitaliste imparfait, alors que c’est peut-être le modèle achevé !
 
Si l’Europe se décidait pour le protectionnisme, comment la Chine réagirait-elle ?

Elle s’écraserait parce qu’elle a trop besoin des machines-outils allemandes. Le rétablissement d’une souveraineté économique aux frontières de l’Europe renforcerait nos capacités de négociation. Le protectionnisme, ce n’est pas l’autarcie, on définit des zones de protection, tout peut se négocier. Ce n’est pas un univers idéologique, contrairement au libre-échange qui prétend avoir une recette universelle pour tous les produits.
 
Autre sujet polémique, l’Iran, que vous déclarez depuis 2002 être engagé « dans un processus d’apaisement intérieur et extérieur »…

En octobre, dans Marianne, je disais : Ahmadinejad et ses horreurs sur l’Holocauste, ce n’est que la surface des choses, il faut faire le pari d’un Iran avec de vraies virtualités démocratiques, associé à sa spécificité chiite, parce que le chiisme, culture du débat, de la révolte, est une bonne matrice pour la démocratie. Or, que s’est-il passé ? Ahmadinejad s’est pris une claque électorale. Vous remarquerez d’ailleurs que l’Iran, où l’alphabétisation des femmes a fait chuter la fécondité à 2,1, où les étudiants sont en majorité des étudiantes, est un pays qui n’arrête pas de voter ! Il faut donc continuer à dire tout le mal qu’on pense d’Ahmadinejad, mais résister aux provocations, ne pas se laisser entraîner par les Etats-Unis dans une confrontation.
 
Pourquoi l’Europe devrait-elle se rapprocher de l’Iran ?

L’objectif des Etats-Unis n’était pas seulement de faire la guerre en Irak mais d’entraîner Français et Allemands dans cette guerre, et ils feront de même avec l’Iran. Par ailleurs, l’intérêt des Iraniens est d’importer des machines-outils européennes, celui des Européens, inquiets de la prédominance de la Russie dans leurs approvisionnements énergétiques, est d’avoir un deuxième partenaire. Ma position traduit un désir de paix mêlé d’une géopolitique raisonnable. Mais je crains que les Américains n’attendent la présidentielle française pour déclencher leur attaque sur l’Iran, une fois débarrassés de Chirac. Il faut donc absolument contraindre nos deux candidats à dire ce qu’ils feraient en cas d’attaque américaine.
 
Le goût de la prospection, d’où vous vient-il ?

De formation, je suis historien. C’est normal de vouloir connaître la suite de l’histoire non ? Je ne suis jamais allé en Iran, et je n’étais pas allé en Union soviétique avant d’annoncer l’effondrement du système, mais je ne suis pas davantage allé dans le XVIIIe siècle. Sur ces pays, je travaille en historien, à travers des documents, des paramètres, des statistiques. Et je prolonge des tendances… Tous les historiens ne se promènent pas dans le futur immédiat… On va souvent vers l’histoire pour échapper au présent, pour se réfugier dans le bruit et la fureur des événements d’autrefois. Mais quand on parle à des médiévistes, on s’aperçoit qu’ils ont une vision aiguë du présent. Simplement, ils n’ont pas le goût de faire ça. Il faut dire que le présent est très inquiétant. En ce moment, je travaille sur les systèmes familiaux du passé, et quand j’essaie de dater l’émergence de la famille communautaire en Chine, dans mon petit bureau, avec mes petites cartes, je me sens protégé.


Propos recueillis par Vincent Remy




Telerama
http://www.telerama.fr/livres/M0702261648450.html
« Modifié: 27 mai 2007, 10:31:31 am par Jacques »

Turquoise

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Emmanuel Todd
« Réponse #1 le: 07 mars 2007, 11:07:45 am »
"Je suis pour un protectionnisme européen"

L'historien et démographe Emmanuel Todd était notre invité lors d'un tchat le lundi 5 mars. Retrouvez la retranscription de sa discussion avec les internautes.

Nicolas Mariotte
: Pourquoi faire intervenir le multicarte Emmanuel Todd dans un débat économique, alors qu'il est docteur en histoire et démographe à l'INED (même s'il se présente anthropologue ici, sociologue là, et... économiste chez Télérama ?) Je ne suis pas certain que cela fasse véritablement progresser le débat économique.

Emmanuel Todd : La vraie bonne question est : pourquoi les économistes actuellement sont-ils mauvais ? Donc : pourquoi suffit-il d'avoir une vision des sciences sociales qui ne sépare pas l'histoire de l'économie, l'économie de la démographie, la sociologie de tout ça, pour accepter de voir l'évidence ?

L'économie est une discipline pauvre, ainsi que le reconnaissait Keynes, assez facile à maîtriser. On la truffe de mathématiques pour faire peur, mais c'est de la poudre aux yeux.

Tractatus : Votre interview dans Télérama a pour principal mérite de contribuer à lever un tabou : celui du protectionnisme. Mais les réticences à l'égard de cette idée sont fortes, surtout au sein de la communauté des économistes. Comment expliquer leur aveuglement actuel par rapport au libre-échange ?

Emmanuel Todd : Ca vaut la peine d'insister sur cette question des économistes, qui sont vraiment au cœur du problème. Il va vraiment falloir admettre que la majorité des gens nommés par le terme d'économiste ne sont pas des savants, mais des idéologues, des "chiens de garde", comme aurait dit mon grand-père.

Yacine : M. Hakim El Karoui a écrit un livre, "L'Avenir d'une exception", qui vulgarise vos thèses et propose des débuts de solutions concrètes. L'avez vous lu ? Que pensez-vous de son "programme" ?

Emmanuel Todd : Hakim El Karoui est devenu un copain, un complice. On est d'accord sur l'essentiel. On travaille d’ailleurs ensemble sur ces questions.

Delcat : Pourquoi à votre avis, la question de l'économie n'est-elle pas abordée dans cette campagne ? Est-ce un aveu d'impuissance devant un mécanisme qui échappe à la dimension nationale ? Est-ce par peur de choquer un électorat rivé sur ses acquis, tremblant devant la libéralisation ? Cette libéralisation n'est-elle pourtant pas la seule issue ?

Emmanuel Todd : Non, c'est parce que le système politique, idéologique est actuellement tenu par ce qu'on peut appeler les classes supérieures, une oligarchie qui se trouve bien dans le système économique actuel et qui n’est donc pas capable de concevoir autre chose. C'est l'un des enseignements valables du marxisme : il est très difficile de penser contre son intérêt immédiat. C'est particulièrement difficile aujourd'hui dans une situation d'atomisation, d'"hyperindividualisme".

Sceptique : Ne pensez-vous pas que "les candidats du vide" bénéficient de la faible culture économique des Français, ce qui leur permet de raconter n'importe quoi ? En effet, bon nombre de gens se positionnent à partir d'un imaginaire économique plus ou moins construit par les hommes politiques et les médias. Seriez-vous intéressé par la création collégiale d'une encyclopédie économique en ligne à destination de tous les Français pour leur permettre de comprendre les mécanismes de base de l'économie ?

Emmanuel Todd : J'ai déjà assez de travail, malheureusement. Mais sur le fond, ce n'est pas vrai : l'enseignement des dernières élections et du dernier référendum, c'est que le gros de la population ne croit plus aux "bavardes" économiques des dirigeants. La mécanique du libre-échange, qui entraîne pression sur les salaires, délocalisations et augmentation des inégalités, je pense que la plupart des gens comprennent très bien. Ce sont les économistes professionnels - pas tous quand même -, disons, la pensée économique dominante, qui refuse de comprendre. Mon sentiment est que les dirigeants sont plutôt comme des citoyens de base, qu'ils comprennent, mais qu'ils n'osent pas agir, étant paralysés par l'ambiance intellectuelle générale.

Nat : Quand la plupart des lois et règlementations qui s'appliquent chez nous sont décidées au niveau européen, quel programme protectionniste un candidat à l'Elysée peut-il proposer sans que l'Europe lui impose le contraire ? Est-il possible pour la France de faire du protectionnisme sans se retrouver en rupture avec l'Europe ? Quelles sont ses marges de manœuvre ?

Emmanuel Todd : Le seul protectionnisme concevable est européen. Tout projet protectionniste suppose, plus qu'une négociation, un bras-de-fer en Europe. Il faut faire comprendre aux grands pays européens que c'est leur intérêt, au premier chef à l'Allemagne, et ne pas avoir peur de dire que si ces pays ne se rallient pas, la solution raisonnable pour un pays comme la France est de sortir de l'euro.

Claire : Comment appliquer le protectionnisme face à des industriels français qui font fabriquer une partie de leurs produits hors des frontières européennes ? Et l'entrée de pays eux-mêmes émergents (Pologne, Roumanie) dans l'Union européenne ne peut-elle pas rendre inefficaces des mesures protectionnistes à l'échelle européenne ?

Emmanuel Todd : Les industriels ne sont pas un problème. Ils appliqueront les règles qu'on leur imposera. Et si on leur redéfinit un marché intérieur européen de 450 millions d'individus, ils s'adapteront et ils y trouveront de nouvelles possibilités d'équilibre et d'activité. Il est vrai que les pays émergents exercent une pression certaine et qu'il existe des processus de délocalisation internes à l'espace européen. Mais justement, toute l'idée d'un protectionnisme européen collectif consiste à admettre cette position des pays de l'Est, mais à dire également que la pression extérieure s'arrête là, et de reconstituer avec le temps, à l'intérieur d'une protection communautaire, un minimum de solidarité entre l'Europe de l'Est et l'Europe de l'Ouest. En fait, il s'agit de faire à l'échelle de l'Europe ce qui a été fait à l'intérieur d'un pays comme la France au moment de la liquidation des barrières internes de l'Ancien régime.

Hadrien : Les dernières chutes des bourses sont-elles la préfiguration d'une vraie crise économique ?

Lilou1 : Pensez-vous qu'un crash immobilier nous guette ?

Emmanuel Todd : A court ou moyen terme, je n'en ai aucune idée. Les prédictions à long terme sont à la fois faciles et floues. On ne peut que concevoir une crise majeure, mais le lieu et le secteur de démarrage de la crise, à mon avis, sont au-delà de toutes compétences.

Serge Soudoplatoff : J'ai lu dans votre interview un passage sur l'économie de l'immatériel, que vous semblez rejeter, si je vous ai bien lu (peut-être me trompé-je ?). Pour moi, il existe une économie de l'immatériel. Lorsqu'on partage un bien matériel il se divise alors que lorsqu'on partage un bien immatériel il se multiplie. C'est une économie de rareté d'un côté, et une économie d'abondance de l'autre. L'exemple le plus frappant est la pression de l'industrie du contenu, musique ou film, qui condamne les échanges de fichiers et essaye de maintenir des règles de rareté. Et si c'était cette économie qui maintenait les Etats-Unis encore à un niveau économique élevé ? Et si le choix d'Internet comme nouveau vecteur de progrès n'était qu'une vision d'un monde où la valeur quitterait la matière pour descendre dans le peer to peer ? Le modèle du logiciel libre n'est-il pas précurseur d'une nouvelle économie ?

Emmanuel Todd : Donnez-moi tout de suite votre ordinateur, puisque vous n'avez pas besoin de matériel. Faites-le parvenir à Télérama, qui me l'enverra. Je vous laisse les réseaux câblés.

Franz : Vous indiquez que les Etats-Unis attendent la présidentielle française pour attaquer l'Iran, afin de ne pas avoir M. Chirac dans les jambes. N'est-ce pas donner trop d'importance au président Chirac ? Ou au contraire, pensez-vous qu'il ait une réelle influence ?

Emmanuel Todd : La France a une réelle importance dans le dispositif stratégique américain, parce que les Etats-Unis ne seraient pas mécontents de voir se reconstituer des blocs rappelant la guerre froide. Dans un conflit avec l'Iran, il est vraisemblable que la Russie et la Chine soutiendraient plutôt l'Iran, ce qui mettrait les Etats-Unis dans une situation où ils pourraient désigner un bloc menaçant, traditionnel. Un pays comme la France est l'un des rares qui puisse faire échouer cette logique de blocs, un peu comme elle l'a fait avec la guerre d'Irak, avec l'Allemagne. L'Allemagne est un peu hors jeu de ce point de vue, semble-t-il, depuis le départ de Schröder. Et les Etats-Unis peuvent raisonnablement s'imaginer que le départ de Chirac mettrait la France hors jeu.

La France aurait donc, en cas d'agression américaine, la possibilité d'un rôle tout à fait décisif, encore plus important sans doute qu'au moment de la guerre d'Irak, compte tenu de la gravité de ce que les Américains seraient capables de faire. Et, bien entendu, avec nos deux candidats principaux, au stade actuel, on ne peut guère imaginer des merveilles de fermeté. Avec cette précision que Nicolas Sarkozy serait tout à fait capable, puisqu'il a fait allégeance à Bush, d'entraîner la France dans cette guerre éventuelle.

Michel L : Les adeptes d'un certain protectionnisme, José Bové, Olivier Besancenot, Marie-Georges Buffet, entre autres, ont un discours inaudible. Qui aujourd'hui serait assez crédible dans la classe politique pour réhabiliter un certain protectionnisme européen comme vous l'avez défendu dans votre article ?

Emmanuel Todd : Les bribes de protectionnisme dont il s'agit - à gauche ou à droite - ne sont pas réalistes. Je crois que la gauche « antiglobalisation » est un peu paralysée par son universalisme de principe, son internationalisme, qui lui rend difficilement concevable la notion d'un territoire protégé. Le protectionnisme à la Le Pen est absurde, parce que s'appliquant à un seul pays, la France, qui n'est plus à l'échelle des processus économiques. Le seul protectionnisme raisonnable, politiquement et économiquement, doit s'appliquer à l'espace européen. Les institutions européennes existent, et j'ai l'impression que ce projet protectionniste européen n'est pas porté par des candidats qui ne veulent pas tenir compte de l'existence de l'Europe. C'est pour ce genre de raison que j'avais voté oui au référendum constitutionnel, tout en me sentant plus proches des gens qui votaient non.

L'idée était de se dire qu'il fallait des institutions européennes, un minimum de bonne entente entre pays européens, pour, à l'intérieur de ce cadre, redéfinir un projet protectionniste.

Monomox : Supposant que la France et l'Allemagne se mettent d'accord sur une politique protectionniste européenne. Quelle serait alors la réaction de l'Angleterre ?

Emmanuel Todd : Je crois que les Anglais ne peuvent pas accepter un projet protectionniste, car le libre-échange est en Angleterre pratiquement constitutif de l'identité nationale. C'est à mettre sur le même plan que l'attachement au service public en France. Donc, vraisemblablement, un protectionnisme européen ne pourrait être que continental, au sens britannique. Mais il faut accepter de voir l'évidence : le Royaume-Uni n'appartient déjà pas à la zone euro, et son adhésion à la zone euro est très peu vraisemblable, alors que tous les nouveaux entrants ont au contraire vocation à s'intégrer à la zone euro. Cela m'attriste plutôt, car je suis culturellement proche de l'Angleterre, quand même.

Tractatus : Au vu de l'aveuglement persistant de nos élites à l'égard de la question du protectionnisme, ne craignez-vous pas que les questions du protectionnisme et des mauvaises politiques économiques ne soient jamais abordées ? Ne risquons-nous pas de voir les partis fascistes et populistes prendre le pouvoir un peu partout en Europe ?

Emmanuel Todd : Le risque de "dépassement" de la démocratie ou d'entrée dans un âge post-démocratique est tout à fait réel. Mais pour moi, le principal risque ne vient pas de formations d'extrême droite, comme le Front national, aussi haïssables soient-elles. Le risque, il est dans les manipulations dont le suffrage universel est l'objet, dans la capacité des classes supérieures à exclure du débat les questions économiques qui intéressent les gens. Mais on peut effectivement imaginer une séquence catastrophe dans un pays comme la France. Je parle en historien, pas en homme politique. Le refus par les élites d'intégrer ces questions économiques, l'étouffement du débat pourraient mener à l'émergence de certaines formes de violence. Après tout, nous sommes au pays de la crise des banlieues. Et, dans le contexte d'une société atomisée, fragmentée, ces violences ne pourraient pas mener à grand-chose, et au contraire, pourraient servir de prétexte à une reprise en main autoritaire par des gens qui sont déjà au pouvoir.

Zadig : Lequel des candidats à l'élection vous parait-il le plus crédible dans son programme économique ?

JulienleFaquin : François Bayrou, qui a été recommandé par plusieurs grands économistes, n'est-il pas le seul à proposer une solution économique viable et claire dans cette campagne ?

Emmanuel Todd : Aucun candidat n'est crédible pour ce qui m'intéresse. Je suis sûr que les gens de la haute fonction publique ont leur préférence, que les gens de la finance ont leur préférence. Mais, pour ce qui m'intéresse, le contrôle de la globalisation, ils sont également peu crédibles, même s'ils parlent un petit peu maintenant de préférence communautaire. Au stade actuel, on ne peut pas parler de vrai projet. Pour moi, Bayrou, c'est la cerise sur le gâteau, la touche finale, le 3e homme n'apparaissant pas comme l'aube de la modernité, mais comme un fantôme du passé. Arriver en 2007 avec un projet de réduction de la dette, c'est ahurissant de manque d'à-propos, c'est le fantôme de Raymond Barre, de Pinay, de tout ce qu'il y a de plus ringard dans la tradition politique française.

Zadig : M. Bayrou propose deux nouveaux emplois sans charge pendant 5 ans à toutes les entreprises ainsi qu'un "Small Business Act" (discrimination positive à l'égard des PME et TPE). Qu'en pensez-vous ?

Emmanuel Todd : Je pense que François Bayrou est complètement dans le système, et qu'il ne suffit pas de dire qu'on est autre chose que Nicolas Sarkozy ou Ségolène Royal pour être effectivement autre chose. Il est très proche de Prodi, qui est en train de naufrager la gauche italienne. Sur le plan économique, d'après tout ce qu'on entend, c'est l'absence d'imagination au pouvoir.

Chomsky : L'état est structurellement en déficit. Les Etats-Unis sont plus endettés que nous. La dette est elle aussi grave pour la France que ce qu'on nous le dit et quelles en seront les conséquences ?

Emmanuel Todd : La réponse est non : ce n'est pas si grave. Ce qui est grave, c'est la pression externe sur les salaires. La dette de l'Etat est un problème tout à fait mineur. Et j'insiste sur le fait que la fixation de Bayrou sur la question de la dette publique est un signe d'inadaptation à notre époque.

MiB. : Vous disposez d'une notoriété dans votre domaine non contestable et reconnue, pourquoi ne pas avoir mobilisé les candidats sur un réel projet économique comme a su le faire Nicolas Hulot avec son pacte écologique ?

Emmanuel Todd : D'abord, je ne pense pas que le genre de choses dont je parle soit le genre de choses dont parle Nicolas Hulot. Nicolas Hulot parle de sujets sur lesquels tout le monde peut être d'accord. L'écologie est, par définition, un domaine consensuel. Qui aurait intérêt à la destruction de la planète ? C'est la raison pour laquelle l'écologie ne peut pas structurer le jeu politique. Les choses dont je parle sont d'ordre économique, je parle d'emplois, de salaires, d'inégalités, de profits, d'un univers d'intérêts capable par nature de structurer des conflits. Il y a des privilégiés et des non privilégiés. C'est vrai que l'écrasante majorité des Français auraient intérêt à un projet protectionniste, mais les questions économiques doivent mener à des affrontements et à des négociations qui peuvent structurer un jeu politique démocratique. En termes de participation au débat, d'activation du thème protectionniste européen, j'ai fait ce que j'ai pu.

Dams : Il me semble à vous lire, que plus que la question économique, c'est réellement tout un système institutionnel et sociétal qui est à revoir en Europe. Vous qui êtes proche des hautes sphères, avez vous déjà eu vent de réflexions sérieuses dans d'autres pays européens que la France?

Emmanuel Todd : Je ne me sens pas particulièrement proche des hautes sphères. Et de plus, je ne ressens pas les hautes sphères comme d'un très haut niveau intellectuel. Pour parler des autres pays européens, honnêtement non. C'est la France le pays de la révolte, actuellement. Et sur ces questions économiques, pour ce qui concerne la remise en question du libre-échange, les autres pays européens sont plutôt en retard sur nous. Mais le pays important dans lequel il y a eu des débats sur ce thème et où les protectionnistes semblent avoir perdu, ce sont les Etats-Unis. Au début de la présidence Clinton, il y avait eu de grands débats aux Etats-Unis sur les dangers de la concurrence asiatique. C'est d'ailleurs en travaillant sur ces débats américains que j'ai découvert l'œuvre de l'économiste allemand Friedrich List, qui a été tiré des oubliettes par une école américaine, "Strategic Traders". Mais ceux-ci n'ont pas été capables d'imposer leur point de vue, et l'Amérique était trop engagée dans une politique de libre-échange profitant à sa ploutocratie pour revenir en arrière. Mais l'Amérique est dans une position tout à fait particulière puisqu'elle profite d'un système impérial et de la position du dollar pour se nourrir aux frais de la planète avec un déficit commercial de 800 milliards de dollars annuel. Il faudrait trop d'efforts industriels aux Etats-Unis pour sortir de la facilité d'importations non payées, d'une certaine manière, et j'ai du mal à imaginer que la situation change là-bas.

Jacques : Les partis de gouvernement sont tous englués dans le libéralisme ambiant en France et ailleurs en Europe. Comment pourraient-ils opérer une révolution à 90° sans quitter le traité de Maastricht ?

Hervé de Nantes : Dominique de Villepin vous a récemment convié à un congrès, néanmoins aucune décision n'a été prise suite aux annonces d'Airbus ou d'Alcatel pour mieux se protéger en Europe. Comment expliquez-vous ce laissez-faire et la passivité des institutions politiques, notamment Bruxelles et Strasbourg ?

Emmanuel Todd : Il faut être très pessimiste sur l'avenir. Moi, je milite d'une certaine manière pour l'idée de protectionnisme européen, mais le sentiment que cette idée pourrait un jour l'emporter est très faible chez moi. Si je devais évaluer une probabilité de succès d'un tel projet, je la mettrais à 10 %. Cela pour dire que je suis un historien réaliste, et pas un idéologue. Au stade actuel, on ne peut que faire la liste des empêchements à un tel projet : l'absurdité de l'économie dominante, l'ignorance économique des inspecteurs des finances, la malhonnêteté des économistes bancaires, la lâcheté des dirigeants politiques, le tout mélangé pour la bureaucratie bruxelloise.

Compte tenu de la gravité des tensions politiques et sociales, on ne peut exclure un sursaut, une prise de conscience collective, mais pour un historien - l'histoire est mon métier de base -, la chose raisonnable serait de spéculer sur un futur ne réalisant pas un idéal protectionniste. C'est pour cela que je commence à réfléchir au problème de la liquidation du suffrage universel. En tant que citoyen, je suis catastrophé. En tant qu'historien, je suis fasciné. Il y a une vie après la démocratie. Le gros de l'histoire humaine n'est pas démocratique. On peut aussi spéculer sur des phénomènes de dislocation sociale, de véritable régression si les classes dirigeantes s'obstinent dans une idéologie libre-échangiste qui aboutit à la destruction de toute activité de production en France et ailleurs en Europe, etc.

Tractatus : Ne pensez-vous pas qu'au vu de son manque d'assise populaire, et de la fragilité du système dans son ensemble, le capitalisme libéral débridé finira par s'effondrer, à l'instar de l'Union soviétique ?

Emmanuel Todd : Je pense que les Etats-Unis s'effondreront, d'une façon ou d'une autre, à cause de leur position prédatrice dans le système mondial. Ce que je ne sais pas, c'est si la première chose à s'effondrer sera le dollar ou l'armée américaine. Pour le reste, ce serait après l'effondrement américain, et donc difficile à décrire.

Pierrot : Pour qui allez-vous voter à la présidentielle ?

Emmanuel Todd : Je n'ai pas pris de décision et en cela, je pense que je ressemble à beaucoup de Français.



Telerama.fr - 22 Février 2007
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« Modifié: 22 mars 2007, 12:43:03 am par Jacques »

JacquesL

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L’économie américaine va-t-elle s’effondrer ?
« Réponse #2 le: 27 mai 2007, 10:30:51 am »
L’économie américaine va-t-elle s’effondrer ?
Par Vincent Remy.

La prospérité apparente des Etats-Unis ne masque plus la montée de l’endettement du pays et des ménages. Des chercheurs s’inquiètent de la chute possible de la première économie du monde.
Don’t let the Jones get you down, ne laissez pas les Jones vous enfoncer, chantaient les Temptations en 1969. Plus précisément : ne cherchez plus à rivaliser avec vos voisins, ça fout votre vie en l’air, entre factures, tranquillisants, endettement… Quarante ans plus tard, les Jones sont en pleine forme : un mini-truck Nissan trône probablement devant la maison qu’ils ont achetée à crédit à l’orée du XXIe siècle et dont la valeur a augmenté de 40 % en quelques années. Citoyens types de la middle class américaine, les Jones sont d’autant plus confiants qu’ils vivent en Californie, dans ce que le prospectiviste français Jacques Attali appelle le « neuvième cœur de l’ordre marchand » : Los Angeles a pris le relais de Bruges, Venise, Ams­terdam, Londres, New York.

Cela s’est joué sur dix ans : en 1971, une nouvelle entreprise, Intel, a mis sur le marché le microprocesseur ; en 1976, le jeune Steve Jobs a créé l’Apple I, ordinateur individuel ; en 1979, des étudiants ont utilisé le réseau Arpanet de l’armée américaine pour échanger des données entre ordinateurs. On connaît la suite : les entreprises de logiciels – Microsoft, AOL, Oracle, Google – sont toutes californiennes. L’activité sur le Web constitue 10 % du profit mondial. Internet accélère aussi le développement de la finance, qui supplante l’économie réelle : les transactions financières internationales représentent désormais quatre-vingts fois le volume du commerce mondial !
Résultat : entre 1980 et 2000, pendant que l’Europe crée dix millions d’emplois, l’Amérique en crée quarante millions ! Et aujourd’hui, le niveau de vie des Américains est supérieur de 30 % à celui des Européens. A ceux qui seraient tentés d’y voir les miracles de l’« ultralibéralisme », le consultant français Alain Villemeur rappelle que si main in­visible il y a, ce n’est pas celle du marché, mais celle d’un Etat omni­présent. Dès 1982, le Small Business Act vise à assurer aux PME une part des marchés publics. Dix ans plus tard, Bill Clinton met en place l’informatisation de l’administration. « L’Etat intervient tous azimuts, rappelle Alain Villemeur, pour obliger les universités et les entreprises à collaborer, pour orienter les recherches sur les sujets d’avenir, pour soutenir fortement le déploiement des nou­velles technologies, pour refuser une OPA jugée contraire aux intérêts américains. »

Mais alors, en prédisant en 2003, dans Après l’empire, la « décomposition du système américain », Emmanuel Todd aurait-il eu tout faux ? Rappelons sa thèse : en 1945, l’hégémonie américaine, d’abord béné­fique avec le plan Marshall, s’est installée avec l’accord d’une bonne partie du monde. Mais, obnubilés par leur lutte contre le commu­nisme, les Etats-Unis ont ouvert leur marché aux produits européens et japonais, sacrifiant de larges pans de leur industrie. La globalisation a fait le reste. Entre 1990 et 2000, le déficit commercial américain est passé de 100 à 450 milliards de dollars. Le monde produit pour que l’Amérique consomme. Pourquoi, dans ces conditions, le dollar ne s’effondre-t-il pas ? Parce que l’argent du monde continue d’accourir vers les Etats-Unis, avance Emmanuel Todd. L’activité financière y est telle qu’« elle se suffit à elle-même », le profit peut y croître, « déconnecté de la sphère de la production réelle ».

N’empêche, pour l’auteur d’Après l’empire, la messe est dite : « Qu’est-ce que cette économie dans laquelle les services financiers, l’assurance et l’immobilier ont progressé deux fois plus vite que l’industrie entre 1994 et 2000 ? » Les services comptabilisés dans le PNB américain, sans valeur d’échange sur les marchés internationaux, sont « lourdement surestimés ». Conclusion : « Nous ne savons pas encore comment, et à quel ­rythme, les investisseurs européens, japonais et autres seront plumés, mais ils le seront. Le plus vraisemblable est une panique boursière d’une ampleur jamais vue suivie d’un effondrement du dollar, enchaînement qui aurait pour effet de mettre un terme au statut “impérial” des Etats-Unis. »

Cinq ans plus tard, la prédiction d’Emmanuel Todd ne s’est pas réalisée. Mais la situation financière de l’Amérique s’est encore aggravée, à cause d’un facteur que Todd n’avait pas prévu – l’émergence de la Chine – et de l’emballement du marché immobilier. Quel rapport entre les deux ? C’est justement ce que nous révèle, dans un fascinant ouvrage, l’anthropologue belge Paul Jorion, installé en Californie, où il est devenu spécialiste du crédit… Revenons aux Jones, puisque c’est d’eux, ces citoyens de la classe moyenne, que parle Paul Jorion. Comme les deux tiers des ménages (contre 40 % en 1945), les Jones sont devenus récemment propriétaires de leur maison. Enfin, pas vraiment : ils ont emprunté 80 % du prix et se sont tournés vers Fannie Mae, organisme semi-gouvernemental qui a hypothéqué leurs murs. Fannie Mae, deuxième entreprise du pays, et son petit frère, Freddie Mac, garantissent à eux seuls pour 4 000 milliards de prêts immobiliers !

Comme tous leurs compatriotes, les Jones sont affublés depuis 1989 d’une cote de crédit, la « cote Fico », qui situe chaque consommateur en fonction de ses revenus et de son passé d’emprunteur – dettes, retards de paiement, saisies. Par chance, les Jones ont une bonne cote et ont donc obtenu un bon taux. Pour l’heure, on ne leur demande que de verser les intérêts, ils rembourseront le capital plus tard… Et comme ils n’ont pas d’économies, la banque leur a proposé un prêt à la consommation pour acheter leur Nissan en gageant le « capital captif dans les murs », c’est-à-dire leurs 20 % d’apport. La maison se retrouve ainsi entièrement hypothéquée, mais les Jones vont pouvoir l’équiper en mobilier chinois ! D’autant qu’on leur a aussi proposé en 2006, à côté de leur carte de crédit classique, une carte au taux moins élevé, mais gagée elle aussi sur la maison…

Bref, les Jones ont beaucoup plus de chance que les Sanchez. Eux, ­comme la plupart des Noirs et des Hispaniques, ont une mauvaise cote Fico et n’ont pu obtenir qu’un contrat « sub-prime », à un très mau­vais taux, mais sur… 125 % du prix de leur maison. Ils ont donc un « capital propre captif négatif » ! C’est-à-dire une montagne de dettes.

Ainsi va l’Amérique de Bush : 1 % de la population détient un tiers de la richesse du pays, cette infime proportion ayant bénéficié de la moitié de la richesse créée de 1990 à 2006. Les 50 % les moins riches n’en détiennent que 2,8 % : c’est pourtant ces gens-là que le gouvernement Bush a voulu rendre propriétaires, contribuant ainsi massivement à leur précarité. Insolvables, ils sont la proie de compagnies qui tirent parti de leur dénuement : 900 000 saisies ont été effectuées l’an dernier.
Pendant ce temps, Freddie Mac a « empaqueté » les milliers de prêts hypothécaires de ces dernières années sous forme d’obligations, lesquelles sont à l’origine d’un nouveau marché financier, coté en Bourse. Et qui achète ces obligations ? Les Chinois, qui, non contents de soutenir la dette du gouvernement américain en achetant les bons du Trésor, financent désormais de façon massive l’immobilier résidentiel. Pourquoi ? « La Chine a encore besoin de la locomotive que constitue la consommation des ménages américains », répond Paul Jorion. Lesquels ménages ont une dette moyenne égale à 120 % de leur revenu annuel. A ce niveau de surendettement, toute hausse des taux d’intérêt exposerait la moitié de l’Amérique à des difficultés financières très sérieuses.

Dans son livre, écrit avant l’accélération de la crise immobilière, avant l’effritement du dollar et avant la montée des tensions sino-améri­caines, Paul Jorion cite Jeffrey A. Frankel, professeur à Harvard : « Quand les Orientaux se retireront de nos marchés, les Américains découvriront que les taux d’intérêt grimpent et que la valeur des actifs (valeurs boursières, logements, so­ciétés) ­baisse. Lorsque d’autres pays ont subi des crises de ce type, leurs populations ont été prises de panique. » Pour Attali, la fin de l’empire américain ne se produira « pas avant 2025 ». Mais les phénomènes qu’il décrit – désin­dustrialisation, hypertrophie de la finance, autonomisation d’Internet, crise écologique – semblent déjà bien amorcés. L’Amérique, rappelle Emmanuel Todd, « s’est toujours développée en épuisant ses sols, en gaspillant son pétrole, en cherchant à l’extérieur les hommes dont elle avait besoin pour travailler ». Et en s’endettant… Une fois tournée la page désastreuse de l’ère Bush, saurat-elle se sauver et engager à temps une indispensable révolution idéo­logique ?

Vincent Remy

A LIRE
Vers la crise du capitalisme américain ? de Paul Jorion, éd. La Découverte, 254 p., 20 €.
Après l’empire, essai sur la décomposition du système américain, d’Emmanuel Todd, éd. Gallimard/Folio, 6,60 €.
La Croissance américaine ou la main de l’Etat, d’Alain Villemeur, éd. du Seuil, 150 p., 16 €.
Une brève histoire de l’avenir, de Jacques Attali, éd. Fayard, 423 p., 20 €.

Télérama n° 2991 - 12 Mai 2007