Des comptes à rendre ? A qui ?Fiodor Dostoïevski l'avait exprimé en un langage désormais très obsolète, et dans un contexte mystique qui au minimum fait sourire de nos jours, voire exaspère, mais il avait bien posé les bonnes questions : à qui a-t-on des comptes à rendre ? Comment ? Sur quels critères ?
Le contexte de Dostoïevski est inutilisable de nos jours : sa Russie commençait à peine à être touchée par notre individualisme occidental, et penser l'athéisme était un exploit pratiquement impossible, à cette époque et là où il était. Il faut trois générations pour se débarrasser d'une religion, et il ne les avait pas.
J'avais déjà abordé la question dans l'article de 2001 (
La persistance de schèmes infantiles dans l’enseignement des mathématiques et de la physique), et j'ai porté l'extrait
"Et pour devenir une science ?" en
article liminaire du Musée des Impostures prétendues scientifiques : pour faire de la qualité en sciences, il faut accepter d'avoir des comptes à rendre en dehors de la tribu, à l'ensemble du lectorat éduqué, à l'ensemble des utilisateurs potentiels, et accepter qu'ils vous portent des critiques que votre narcissisme aura douleur à supporter, endurer et accepter notamment qu'ils pointent voire corrigent vos erreurs ou vos incohérences.
Pour le duc d'Albe (1508-1582), la question était simple, il n'avait de comptes à rendre qu'à l'Inquisition d'abord, à son roi ensuite. Il écrivait à Philippe II : "Mieux vaut un royaume vide d'hommes, qu'un royaume où il y a des hérétiques".
Pour les terroristes islamiques, la question aussi est très simplifiée : en dehors de leur "Allahou akbar" et la guerre sainte qu'il implique, rien n'existe de respectable.
Pour les aspirants à la dictature mondiale sous couleur d'écologie "pour sauver la planète", c'est tout aussi simplifié : ils n'ont de comptes à rendre qu'à leur déesse "Gaïa". Et tout ce qui peut précipiter l'extinction de l'espèce humaine est délice sacré à leurs yeux.
Voir "
J'espère sincèrement qu'on disparaîtra rapidement de la surface de la Terre car on ne la mérite pas." par le pseudonyme Bobby, immodérateur du forum de l'Observatoire Zététique (OZ).
Jean Jaurès savait à qui il avait des comptes à rendre. Léo Lagrange et Léon Blum aussi. Vingt ans plus tard, André Philip le savait toujours, mais au même moment, six février 1956, Guy Mollet perdit les pédales, pour longtemps. C'est que la SFIO qu'il dirigeait était demeurée incapable de penser les problèmes coloniaux dans leur complexe réalité. Guy Mollet s'en tenait à une dichotomie puérile : "
Grands colons mauvais, petites gens, bons". Je n'en ai pas les preuves sous les yeux, je présume que les études universitaires de sociologie des colonies étaient inexistantes ; au plus existaient quelques rares études ethnographiques, et des rapports des renseignements généraux. Accueilli par des tomates à Alger parce que les pieds noirs se défiaient de Georges Catroux (nommé par Mollet résident général à Alger), apostrophé par la postière quand il espère téléphoner, Mollet s'écroule de ses convictions illusoires, annule la nomination de Catroux, et nomme Robert Lacoste à la place. On sait la suite : la 4e république ne s'en est jamais remise, et en est morte, de la bêtise et du manque de caractère de Guy Mollet, ce 6 février 1956.
On a eu le même problème de brume intellectuelle au moment de lancer cette guerre de Libye en 2011 : aucune étude sociologique de la Libye n'existait, nul ne savait sur qui ou quoi appuyer notre rêve de démocratie arabe. Deux ans et demi plus tard, on ne sait toujours pas. J'ose espérer que les traditions universitaires plus fortes en Egypte permettront peut-être d'y diriger pour le bien commun du peuple égyptien, mais sans doute suis-je là un naïf.
Au temps de Germinal, comprendre à qui on devait des comptes était simple, l'évidence était sous les yeux : les mineurs et le propriétaire de la mine habitaient le même pays, la même localité. L'exploitation éhontée du travail d'autrui s'étalait aux yeux de tous. "
Les rois de la mine et du rail" n'étaient pas cachés à des milliers de kilomètres de nos yeux.
Elles sont finies, ces évidences. Dans nos pays "
surenveloppés", ou dit avec moins d'humour, surconsommateurs et sous-producteurs, les héritiers de feu le mouvement ouvrier n'ont plus la moindre idée de quels comptes rendre, ni à qui.
Entre raisonner rationnellement, quitte à se battre pour parvenir à avoir une idée de la rationalité, et raisonner à l'émotion, voire à l'insulte, le choix de la facilité et de la veulerie est vite fait.