Bienvenue, Invité. Merci de vous connecter ou de vous inscrire.
Avez-vous perdu votre e-mail d'activation ?

29 avril 2024, 11:44:17 am

Login with username, password and session length

Shoutbox

Membres
Stats
  • Total des messages: 5084
  • Total des sujets: 2368
  • En ligne aujourd'hui: 101
  • Record de connexion total: 138
  • (14 novembre 2018, 09:31:35 pm)
Membres en ligne
Membres: 0
Invités: 73
Total: 73

Auteur Sujet: Le remplaçant (nouvelle de Guy de Maupassant)  (Lu 1002 fois)

JacquesL

  • Administrateur
  • Membre Héroïque
  • *****
  • Messages: 4 595
Le remplaçant (nouvelle de Guy de Maupassant)
« le: 24 avril 2011, 01:28:30 pm »
Le remplaçant

Citer
"Madame Bonderoi ?
- Oui, Madame Bonderoi.
- Pas possible ?
- Je-vous-le-dis.
- Madame Bonderoi, la vieille dame à bonnets de dentelle, la dévote, la sainte, l'honorable Madame
Bonderoi dont les petits cheveux follets et faux ont l'air collé, autour du crâne ?
- Elle-même.
- Oh ! voyons, vous êtes fou ?
- Je-vous-le-jure.
- Alors, dites-moi tous les détails ?
- Les voici. Du temps de Monsieur Bonderoi, l'ancien notaire, Madame Bonderoi utilisait, dit-on, les
clercs pour son service particulier. C'est une de ces respectables bourgeoises à vices secrets et à principes
inflexibles, comme il en est beaucoup. Elle aimait les beaux garçons ; quoi de plus naturel ? N'aimonsnous
pas les belles filles ?
Une fois que le père Bonderoi fut mort, la veuve se mit à vivre en rentière paisible et irréprochable.
Elle fréquentait assidûment l'église, parlait dédaigneusement du prochain, et ne laissait rien à dire sur elle.
Puis elle vieillit, elle devint la petite bonne femme que vous connaissez, pincée, sûrie, mauvaise.
Or, voici l'aventure invraisemblable arrivée jeudi dernier :
Mon ami Jean d'Anglemare est, vous le savez, capitaine aux dragons, caserné dans le faubourg de la
Rivette.
En arrivant au quartier, l'autre matin, il apprit que deux hommes de sa compagnie s'étaient flanqué une
abominable tripotée. L'honneur militaire a des lois sévères. Un duel eut lieu. Après l'affaire, les soldats se
réconcilièrent, et interrogés par leur officier, lui racontèrent le sujet de la querelle. Ils s'étaient battus pour
Madame Bonderoi.
- Oh !
- Oui, mon ami, pour Madame Bonderoi !"
Mais je laisse la parole au cavalier Siballe :
"Voilà l'affaire, mon capitaine. Y a z'environ dix-huit mois, je me promenais sur le cours, entre six et
sept heures du soir, quand une particulière m'aborda.
Elle me dit, comme elle m'avait demandé son chemin : "Militaire, voulez-vous gagner honnêtement dix
francs par semaine ?"
Je lui répondis sincèrement : "A vot' service, madame."
Alors ell' me dit : "Venez me trouver demain, à midi. Je suis Madame Bonderoi, 6, rue de la Tranchée.
- J' n'y manquerai pas, madame, soyez tranquille."
Puis, ell' me quitta d'un air content en ajoutant : "Je vous remercie bien, militaire.
- C'est moi qui vous remercie, madame."
Ça ne laissa pas que d'me taquiner jusqu'au lendemain.
A midi, je sonnais chez elle.
Ell' vint m'ouvrir elle-même. Elle avait un tas de petits rubans sur la tête.
"Dépêchons-nous, dit-elle, parce que ma bonne pourrait rentrer."
Je répondis : "Je veux bien me dépêcher. Qu'est-ce qu'il faut faire ?"
Alors, elle se mit à rire et riposta : "Tu ne comprends pas, gros malin ?"
Je n'y étais plus, mon capitaine, parole d'honneur.
Ell' vint s'asseoir tout près de moi, et me dit : "Si tu répètes un mot de tout ça, je te ferai mettre en
prison. Jure que tu seras muet."
Je lui jurai ce qu'ell' voulut. Mais je ne comprenais toujours pas. J'en avais la sueur au front. Alors je
retirai mon casque oùsqu'était mon mouchoir. Elle le prit, mon mouchoir, et m'essuya les cheveux des
tempes. Puis v'là qu'ell' m'embrasse et qu'ell' me souffle dans l'oreille :
"Alors, tu veux bien ?"
Je répondis : "Je veux bien ce que vous voudrez, madame, puisque je suis venu pour ça."
Alors ell' se fit comprendre ouvertement par des manifestations. Quand j'vis de quoi il s'agissait, je
posai mon casque sur une chaise ; et je lui montrai que dans les dragons on ne recule jamais, mon
capitaine.
Ce n'est pas que ça me disait beaucoup, car la particulière n'était pas dans sa primeur. Mais y ne faut
pas se montrer trop regardant dans le métier, vu que les picaillons sont rares. Et puis on a de la famille
qu'il faut soutenir. Je me disais : "Y aura cent sous pour le père, là-dessus."
Quand la corvée a été faite, mon capitaine, je me suis mis en position de me retirer. Elle aurait bien
voulu que je ne parte pas sitôt. Mais je lui dis : "Chacun son dû, madame. Un p'tit verre ça coûte deux
sous, et deux p'tits verres, ça coûte quatre sous."
Ell' comprit bien le raisonnement et me mit un p'tit napoléon de dix balles au fond de la main. Ça ne
m'allait guère, c'te monnaie-là, parce que ça vous coule dans la poche, et quand les pantalons ne sont pas
bien cousus, on la retrouve dans ses bottes, ou bien on ne la retrouve pas.
Alors que je regardais ce pain à cacheter jaune en me disant ça, ell' me contemple ; et puis ell' devient
rouge, et ell' se trompe sur ma physionomie, et ell' me demande :
"Est-ce que tu trouves que c'est pas assez ?" Je lui réponds :
"Ce n'est pas précisément ça, madame, mais, si ça ne vous faisait rien, j'aimerais mieux deux pièces de
cent sous."
Ell' me les donna et je m'éloignai.
Or, voilà dix-huit mois que ça dure, mon capitaine. J'y vas tous les mardis, le soir, quand vous
consentez à me donner permission. Elle aime mieux ça, parce que sa bonne est couchée.
Or donc, la semaine dernière, je me trouvai indisposé ; et il me fallut tâter de l'infirmerie. Le mardi
arrive, pas moyen de sortir ; et je me mangeais les sangs par rapport aux dix balles dont je me trouve
accoutumé.
Je me dis : "Si personne y va, je suis rasé ; qu'elle prendra pour sûr un artilleur." Et ça me
révolutionnait.
Alors, je fais demander Paumelle, que nous sommes pays ; et je lui dis la chose : "Y aura cent sous
pour toi, cent sous pour moi, c'est convenu."
Y consent, et le v'là parti. J'y avais donné les renseignements. Y frappe ; ell' ouvre ; ell' le fait entrer ;
ell' l'y regarde pas la tête et s'aperçoit point qu'c'est pas le même.
Vous comprenez, mon capitaine, un dragon et un dragon, quand ils ont le casque, ça se ressemble.
Mais soudain, elle découvre la transformation, et ell' demande d'un air de colère :
"Qu'est-ce que vous êtes ? Qu'est-ce que vous voulez ? Je ne vous connais pas, moi ?"
Alors Paumelle s'explique. Il démontre que je suis indisposé et il expose que je l'ai envoyé pour
remplaçant.
Elle le regarde, lui fait aussi jurer le secret, et puis elle l'accepte, comme bien vous pensez, vu que
Paumelle n'est pas mal aussi de sa personne.
Mais quand ce limier-là fut revenu, mon capitaine, il ne voulait plus me donner mes cent sous. Si ça
avait été pour moi, j'aurais rien dit, mais c'était pour le père ; et là-dessus, pas de blague.
Je lui dis :
"T'es pas délicat dans tes procédés, pour un dragon, que tu déconsidères l'uniforme."
Il a levé la main, mon capitaine, en disant que c'te corvée-là, ça valait plus du double.
Chacun son jugement, pas vrai ? Fallait point qu'il accepte. J'y ai mis mon poing dans le nez. Vous
avez connaissance du reste.
Le capitaine d'Anglemare riait aux larmes en me disant l'histoire. Mais il m'a fait aussi jurer le secret
qu'il avait garanti aux deux soldats.
"Surtout, n'allez pas me trahir, gardez ça pour vous, vous me le promettez ?
- Oh ! ne craignez rien. Mais comment tout cela s'est-il arrangé en définitive ?
- Comment ? Je vous le donne en mille ! ... La mère Bonderoi garde ses deux dragons, en leur réservant
chacun leur jour. De cette façon, tout le monde est content.
- Oh ! elle est bien bonne, bien bonne !
- Et les vieux parents ont du pain sur la planche. La morale est satisfaite."
(Texte publié dans Gil Blas du 2 janvier 1883 sous le titre "Les remplaçants" et signé Maufrigneuse, puis
dans le recueil Mademoiselle Fifi.)

« Modifié: 27 avril 2011, 01:44:27 pm par Jacques »