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Auteur Sujet: Frédéric Lordon : Comment protéger l’économie réelle ?  (Lu 2510 fois)

JacquesL

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Frédéric Lordon : Comment protéger l’économie réelle ?
« le: 28 février 2010, 01:06:54 am »
Le Monde Diplomatique, Comment protéger l’économie réelle ?

Citer
Septembre 2007

Spéculation immobilière, ralentissement économique
Comment protéger l’économie réelle ?
 
En complément de son article publié dans Le Monde diplomatique de septembre, et qui analyse la crise financière partie cet été du marché américain du crédit immobilier (lire « Quand la finance prend le monde en otage »), Frédéric Lordon livre, dans cet article exclusif pour notre site Internet, ses pistes de réflexion sur la finance... et les moyens de limiter sa suprématie.

Cet ensemble d’articles fait l’objet d’un débat sur notre site http://blog.mondediplo.net/-En-debat-.
Par Frédéric Lordon

Il se pourrait qu’il y ait du vrai dans l’adage populaire voulant qu’« à quelque chose malheur [soit] bon » — mais encore faut-il aller débusquer ce « quelque chose » là où il se cache... De la crise des marchés de crédit à laquelle assistent médusés les salariés, pressentant confusément, mais pertinemment, qu’en bout de course ce sont eux qui pourraient bien en faire les frais, on peut au moins dire qu’elle offre une occasion, à ne louper sous aucun prétexte, de prendre la mesure de ce qu’il en coûte de tout accorder à la finance et de se décider enfin à lui briser les reins.

Or, seul le sidérant spectacle du tumulte des marchés, les images des traders hystériques, des gestionnaires de fonds suant l’angoisse et des banquiers centraux blafards d’insomnie peuvent, à chaud, frapper suffisamment les esprits pour soutenir une demande politique d’action contre la spéculation. La fenêtre « spectaculaire » est hélas à peu près d’aussi courte durée que les effets réels de la crise financière peuvent être longs (et pénibles) à digérer. En témoignent la force des effets d’oubli et l’incapacité à établir dans la conscience collective la connexion entre les recrudescences successives de chômage et les accidents financiers qui les ont précédées, et dont un décalage de six mois suffit à faire perdre de vue qu’ils en ont été la cause. Il y a lieu de croire que la libéralisation financière aurait passé un sale quart d’heure si le corps politique avait clairement perçu le lien de cause à effet entre la crise spéculative immobilière de la fin des années 1980 — celle-là même qui a failli emporter le Crédit Lyonnais — et le violent retournement conjoncturel du début des années 90, entre les monumentales crises monétaires qui ont manqué volatiliser le SME (Système Monétaire Européen) en 1992-1993 et le pic assassin de chômage des années 1993-1996, entre l’éclatement de la bulle internet en 2000 et la rupture de croissance des années 2001-2004... Si donc la crise financière de 2007 peut être d’une quelconque « utilité » politique, et en attendant les dégâts qu’elle pourrait diffuser dans l’épaisseur de l’économie réelle, c’est comme opportunité d’une prise de conscience, préalable à une frappe politique.
1. « Transparence » et « régulation », ou la politique du « cause toujours »

Du train où vont les choses, on n’en prend pourtant pas le chemin — mais comment s’en étonner : pour ne pas être le plus grand nombre, les ennemis de cette aperception demeurent sans aucun doute les plus puissants. Il suffit pour s’en rendre compte de considérer les dérisoires mesures que le président français Nicolas Sarkozy met en regard de ses martiales déclarations d’arraisonnement de la finance — c’est « Verdun, on ne passe pas ! », mais armé d’un pistolet à bouchon... Le bouchon en question est d’ailleurs passablement émietté pour avoir déjà trop servi, puisqu’il s’agit de l’increvable appel à la « transparence ». Argument de troisième zone, délibérément ignorant des mécanismes fondamentaux des marchés, tels qu’ils expriment les caractéristiques les plus profondes des structures actuelles de la finance, la « transparence » fait typiquement partie de ces peccadilles qu’on lâche d’autant plus facilement qu’elles permettent de sauver l’essentiel. La crise financière internationale de 1997-1998, qui avait failli emporter la totalité du système financier, avait déjà été mise sur le compte de « l’opacité », et avec d’autant meilleure conscience, quoique mêlée de relents douteux, qu’il s’agissait des « marchés émergents » — comprendre d’une partie du monde « pas tout-à-fait développée », et à qui il reste encore « des progrès à faire » pour se mettre aux normes occidentales... Le problème du diagnostic d’arriération, c’est qu’il s’effondre sitôt que le « monde avancé » connaît à son tour la panique financière, en 2000, et ceci en fait parce qu’il est victime des mêmes causes — génériquement celle de la finance libéralisée. On aurait pu au moins croire que cette pantalonnade désarmerait le topos de la « transparence », réservé aux « sauvages ». Pas un instant ! Sous des formes à peine différentes, c’est l’opacité des Enron et autres Worldcom, ripoux opportunément poussés sur le devant de la scène, qui a porté tous les péchés du monde pour mieux faire oublier ce que la crise devait aux structures déréglementées des marchés de capitaux. Quelques années plus tard, faute de n’avoir rien appris, ou plutôt de n’avoir rien voulu apprendre, les mêmes causes, laissées invariantes, produisent les mêmes effets... et c’est le même brouet de la transparence qui nous est servi à nouveau comme purgation de mauvaises humeurs qu’on espère passagères.

Si la transparence comme arme de stabilisation de la finance n’était pas une illusion parfaite (1), il y aurait au moins une bonne raison de ne pas s’attendre à la voir mise en œuvre : il est impératif que l’opacité demeure aussi longtemps que possible le candidat récurrent à l’explication de la crise. Or, plus d’opacité, plus de dérivatif ! Tout le temps où elle dure, au moins les élites gouvernementales et financières peuvent-elles prendre des poses avantageuses en faisant résonner de vibrants appels à « la régulation ». Aussi l’éternel retour de la crise financière est-il également l’éternel retour des déclarations vides et des propos sans suite, de la cécité volontaire et des analyses qui regardent ailleurs, éternel retour d’une séquence-type dont on voit déjà se dérouler, impeccablement ordonnées, toutes les étapes : 1) exhortations politiques solennelles « à la régulation », 2) protestation du capital financier qui déclare absolument nuisible toute intervention législative, 3) proposition alternative par ses soins d’une « auto-régulation », moyennant la création d’un « groupe de travail » rendant rapport et faisant du vent, le tout piloté selon un calendrier qui, le temps passant et l’oubli gagnant, aidera toute l’affaire à mieux finir dans les sables.

A l’expérience, et contre toutes les idées reçues ordinairement véhiculées par les experts stipendiés ou les amis du système, il apparaît que les Etats-Unis sont passablement moins libéraux que les Européens. Au moins l’éclatement de la bulle internet y a-t-il donné lieu à une vraie loi — cris d’horreur étouffés de justesse en France et vraiment parce que ce sont eux, les Américains, les seuls qui peuvent se permettre de légiférer dans le capitalisme puisque, par ailleurs, leurs créances libérales sont insoupçonnables. La loi Sarbanes-Oxley (2002) aura ainsi drastiquement durci les dispositifs de contrôle des comptes — les chefs d’entreprise s’en plaignent assez d’ailleurs, sans qu’on sache véritablement faire la part de la gêne réelle et de la propension à geindre à tout propos. Mais cette loi reposait entièrement sur l’hypothèse « ripoux », et ne pouvait en aucun cas prétendre s’attaquer aux véritables causes de l’instabilité financière. Et la France pendant ce temps ? A l’époque sous gouvernement « socialiste », puis à la période Jean-Pierre Raffarin, et très attachée à l’idée de faire passer comparativement les américains pour stalinoïdes, elle... n’a rien fait. Les hurlements patronaux au totalitarisme de la loi y ont immédiatement rencontré un écho compréhensif et l’on a laissé le Mouvement des entreprises de France (Medef) piloter lui-même groupes de travail et rédaction de rapports qui, tel le rapport de M. Daniel Bouton (2)], n’avaient pas d’autre finalité que de prouver la supériorité de la régulation du capital par le capital, équivalent dans son ordre d’un appel à la chasteté par la vertu de réfrènement dans un bordel militaire de campagne.
2. La spéculation comme art de la prise d’otages

Il faut rappeler tous ces faits si l’on veut éviter la reproduction de la séquence maintes fois parcourue et déjà prête à resservir « Régulation / Auto-régulation / Rien »... et nouvelle crise dans quatre ans. Et il le faut d’autant plus qu’une nouvelle fois la finance spéculative aura démontré son habileté à prendre en otages ceux-là mêmes qui sont supposés la surveiller, à savoir les banques centrales — et en fait, bien au-delà, l’économie tout entière. L’instrument stratégique de ce renversement complet du rapport de force entre surveillants et surveillés a pour nom « l’aléa moral ». On nomme aléa moral la propension d’un agent à se surexposer à un certain risque quand il se sait assuré contre ce risque. Mais, dira-t-on, personne n’assure formellement le risque spéculatif. Les opérateurs financiers qui ont pris des positions aventureuses n’enregistrent-ils pas dans leurs comptes les pertes correspondantes avec, à la clé, l’éventuelle sanction de la faillite ? Sans doute, mais — et tel est précisément le paradoxe de l’aléa moral — pas au-delà d’un certain niveau de risque. Ou, plus exactement, pas lorsque se concentre en l’agent considéré un risque global qui dépasse son risque local. C’est qu’en effet la déconfiture d’un petit nombre d’agents peut avoir des conséquences bien au-delà de leurs seuls comptes individuels. Car le défaut (3) de l’un interrompant les paiements promis à d’autres, met ces derniers en péril à leur tour, éventuellement jusqu’à provoquer leur propre défaut, donc une propagation plus lointaine des interruptions de règlements, etc. Relativement limitée et « tolérable » dans l’économie réelle, cette propagation peut s’avérer foudroyante et d’une exceptionnelle gravité lorsqu’elle touche au secteur financier et bancaire.

Cette transmission collatérale des tensions financières, des agents en défaut vers les agents a priori sains, porte le nom « d’externalités ». Or le propre des crises de marché est précisément d’activer ces externalités négatives, le long desquelles se propagent les détresses financières en cascade. Ce sont là des situations où le risque de collapsus général devient tel que le banquier central, devant l’énormité des conséquences, n’a plus d’autre choix que de sauver tout le monde, et en tout premier lieu les « joueurs » les plus exposés, ceux dont la faillite menace d’emporter la totalité du système. Aussi ces modernes hérauts de la finance déréglementée, arrogants et portant beau quand les marchés sont à la hausse, cette avant-garde de l’idéologie des marchés qui, sans doute à la recherche des justifications de ses gains obscènes, n’a que le « mérite » et la « responsabilité » individuels à la bouche, sont-ils en fait de parfaits irresponsables à qui il faut sauver la mise parce que leurs turpitudes s’exercent en un lieu très particulier de la structure du capitalisme d’où elles sont susceptibles de ravager l’économie tout entière...

Reconduisant l’éternelle partition des dominants entre les imbéciles et les cyniques, et se séparant de la cohorte des irréparables dévots qui continueront de faire l’éloge de la mondialisation financière même sur un tas de ruines fumantes, il s’en est trouvé quelques-uns dans la finance pour saisir les immenses possibilités stratégiques offertes par cette position privilégiée qu’il leur est donné d’occuper. « Si les conséquences de nos pertes vont si loin qu’il est impossible au banquier central de s’en désintéresser et de ne pas nous éviter la faillite, pourquoi ne pas prendre les risques les plus démentiels sachant que dans le cas favorable les gains seront hors de toute mesure... et que dans le cas défavorable la disproportion même des risques, donc des pertes, sera telle qu’il faudra nous tirer d’affaire ?... » Beaucoup prêtent à John Merrywether, patron du Hedge Fund LTCM d’avoir, en 1998, tiré toutes les conséquences de ce raisonnement et délibérément pris d’insensés paris en spéculant ouvertement sur des anticipations de taux d’intérêt qui ont mal tourné, mais sur lesquelles il avait engagé, par effets de levier successifs, des sommes excédant ses capitaux propres dans des proportions faramineuses. C’est donc d’un seul tenant que se sont avérées colossales, non seulement ses propres pertes, mais celles subies par les investisseurs qui lui avaient confié leurs fonds, parmi lesquels de nombreuses institutions financières. Trop de pertes pour trop d’acteurs importants au cœur du système financier : sans intervenir directement elle-même, la Réserve Fédérale a dû commander un secours de place (4) pour tirer LTCM de son inévitable faillite, et sauver la mise de ses apporteurs de fonds... exactement de la même manière que neuf ans plus tard le ministre de l’économie Peer Steinbrück ordonne à quelques banques allemandes de se porter à la rescousse de leur consœur IKW qui a perdu tant et plus sur le marché des dérivés de subprime...
3. Les périls de la crise de liquidité

C’est bien cette menace combinée de l’aléa moral et du risque systémique qui plane au dessus de la crise actuelle et dont la probabilité d’occurrence fait l’objet de toutes les conjectures. Car les pertes enregistrées par les divers fonds de placement qui se sont chargés de titres dérivés hypothécaires, RMBS ou CDO (5), font régner un climat de suspicion générale, périodiquement alourdi par l’arrivée de nouvelles inquiétantes — le naufrage de deux fonds de la banque Bear Stearns, la quasi-faillite de l’allemande IKW, la fermeture successive de fonds investis en subprime chez Oddo puis BNP-Paribas... Or ce goutte-à-goutte est d’autant plus ravageur que tous les acteurs de la finance se savent pertinemment les uns et les autres investis dans ces produits dérivés catastrophiques. Mais à quel degré exactement et avec quel niveau de pertes potentielles ? Cette incertitude, particulièrement avivée par la situation de crise, jette le doute sur toutes les signatures et, chacun redoutant la découverte prochaine de nouveaux cadavres dans les placards, plus personne ne veut plus prêter à personne. Il en résulte de vives tensions sur le marché interbancaire sur lequel les banques se prêtent mutuellement. Ainsi les jours de crise aiguë (9 août, 16 août) se signalent-ils en particulier par des pics des taux d’intérêt overnight (6) du crédit interbancaire.

Or par un redoutable effet de ciseau, il semble que les possibilités de refinancement se raréfient à mesure même que les besoins se font impérieux ! Car le mouvement naturel des investisseurs est de retirer leurs capitaux investis dans les fonds de placement gérés par les banques, lesquelles doivent alors faire face à des sorties de liquidités imprévues. Et lorsqu’elles ne sont pas elles mêmes directement investies au travers de leurs propres fonds, elles n’en continuent pas moins d’être exposées du fait d’avoir largement prêté à d’autres acteurs, les Hedge Funds qui, eux, n’y sont pas allés avec le dos de la pelle en matière d’investissement scabreux, et rencontrent les mêmes problèmes de retraits soudains – donc ne tarderont pas à éprouver des difficultés dans le service de leur propre dette bancaire.

Confrontés à d’urgents besoins de liquidités, tous ces acteurs s’étaient d’abord rués pour tenter de vendre en catastrophe leurs actifs pourris dérivés de crédits immobiliers – mais en vain puisque le marché de ces titres a été le premier à s’effondrer, et a virtuellement cessé de fonctionner. Tous ceux qui le peuvent se retournent alors vers le marché monétaire (7) pour y émettre des titres de dette de très court terme (dits commercial paper) gagés sur certains de leurs actifs (on parle alors d’ABCP pour Asset Backed Commercial Paper). Ce marché du « papier commercial » est de la plus haute importance comme source de financement des institutions financières. Mais la capacité d’y lever des fonds en émettant de l’ABCP est directement fonction de la qualité des actifs auxquels l’émission est adossée. Or quels sont les actifs que les fonds de placement (bancaires ou non) peuvent apporter en collatéral en ce moment ? Ce qu’ils ont en magasin : du RMBS, du CDO, des dérivés de crédits divers... c’est-à-dire précisément tout ce que tout le monde fuit comme la peste. Résultat : disparition des acheteurs d’ABCP sur le marché monétaire et tarissement d’une nouvelle source de financement.

Que reste-t-il à faire dans ces conditions où toutes les portes habituelles se ferment les unes après les autres, sinon « balancer » tout ce qu’on peut là où on peut pour retourner au cash à tout prix ? Dans un ultime sursaut, les agents en détresse se redirigent alors vers les marchés d’actions où demeure encore la possibilité de brader les plus belles pièces de leurs portefeuilles. Mais le nombre de ceux qui s’y livrent devient tel que le ratio vendeurs/acheteurs est fortement déséquilibré et le marché d’actions, pourtant sans rapport immédiat avec les marchés de crédit, devient baissier à son tour. Ainsi, par l’effet des reports successifs, la déconfiture originelle des subprime gagne-t-elle de proche en proche à peu près tous les compartiments des marchés financiers...

Les événements à l’œuvre depuis début août n’ont pas encore acquis la pureté et la brutalité de cet enchaînement, mais tous les éléments en sont déjà présents et ne demandent qu’à s’intensifier. En l’état actuel des choses, le rétrécissement des canaux de refinancement est déjà bien assez inquiétant comme ça... Or la continuité du refinancement des banques sur le marché interbancaire ou sur le marché monétaire est absolument vitale puisqu’elle conditionne le maintien de leur capacité d’assurer leurs engagements. C’est bien ici l’épicentre du risque de système potentiellement porté par la crise actuelle. Que quelques banques particulièrement soupçonnées ne puissent plus se refinancer et rencontrent de sérieux problèmes de liquidité, et ce pourrait être la panique générale.
4. La banque centrale ligotée

Nous n’en sommes pas encore là. Mais tous les mécanismes de la finance agissant de concert pour le pire en situation de crise, la tornade des marchés met la liquidité générale sous haute tension. Ainsi la crise financière voit-elle une accumulation de risques de provenances diverses mais en mortelles synergies, et dont la totalisation s’effectue dans les marchés monétaire et interbancaire, le saint des saints, la pièce centrale de toute l’horlogerie financière — et, bien au-delà, de toute l’économie — la chose à maintenir impérativement dans un bain d’huile. On comprend sans peine que les banquiers centraux soient sur le pied de guerre à la moindre tension sérieuse puisque les défaillances de quelques-uns peuvent entrer en résonance et provoquer le grippage de l’ensemble. Voici donc la loi à laquelle, inversant complètement les rôles, les surveillés soumettent les surveillants : la finance privée joue, s’amuse beaucoup, gagne énormément d’abord, puis prend peur de ses propres aventures et, si elle a fait suffisamment de bêtises, force la paternelle figure du banquier central à renoncer à la morigéner pour venir la tirer d’affaire — « suffisamment de bêtises » signifiant que les défaillances individuelles sont si profondes qu’elles ne pourront rester simplement locales mais menacent, par le jeu des externalités, d’activer un risque global. Et voilà le banquier central pris en otage. S’il ne tenait qu’à lui, il laisserait volontiers les plus imprudents boire une tasse bien méritée — entendre : aller à la faillite qui sanctionne normalement les paris les plus irréfléchis. Mais ces irréfléchis-là sont objectivement en position d’entraîner à leur suite trop de monde et avec trop de conséquences. C’est donc un rapport de force qui se noue entre banques centrales et opérateurs financiers, les seconds cherchant en permanence jusqu’où aller trop loin... c’est-à-dire jusqu’où le banquier central n’a plus que le choix de leur venir en aide. Il suffit d’ailleurs d’observer la tête pleurnicharde des gestionnaires de fonds qui défilent sur les chaînes boursières américaines pour réclamer de Ben Bernanke, le président de la Réserve Fédérale, une baisse immédiate des taux, comme si elle leur était due. Confortablement installé dans l’aléa moral, ils ont bamboché trois bonnes années à coup de produits dérivés aussi juteux que risqués, et maintenant que la party est finie, ils attendent que le banquier central vienne passer la serpillière...

A leur décharge, concédons qu’ils ont été mal habitués. Car ils sortent de presque vingt années de félicité sous la bienveillante indulgence d’un Alan Greenspan qui a toujours tout accordé à ses chers petits. Toute l’explosion de la libéralisation financière, ils l’auront vécue dans un bonheur parfait sous la houlette d’un aimable tuteur qui, ayant longuement médité les leçons du krach de 1929, peut-être un peu trop, se sera montré dès le début parfaitement enclin à baisser les taux d’intérêt à la première alarme des marchés. Et c’est bien ainsi que « Magic Greenspan » a construit son aura de sorcier auprès d’une finance trop pressée de transfigurer le service de ses intérêts en vertu chamane. Le mémorable krach de 1987 aura été son coup d’éclat inaugural, tant il est vrai que les réputations se forgent dans les premières épreuves. Le fait est qu’en cette matière, Alan Greenspan aura été servi, assailli par un effondrement boursier dont on n’avait pas vu l’équivalent depuis presque soixante ans, et ceci quelques mois à peine après avoir assumé la difficile succession de Paul Volcker, sortant auréolé. Personne, rétrospectivement, ne contestera sans doute le bien-fondé de l’immédiate décision qu’il prit à l’époque. Il n’empêche que les investisseurs n’ont pas tardé à comprendre qu’ils tenaient là un ami. Et, de fait, sous mandature Greenspan, la Réserve Fédérale n’aura jamais manqué d’ouvrir grand le robinet à liquidités chaque fois que les investisseurs un peu trop turbulents s’étaient mis dans un mauvais cas.

L’habitude a été si bien prise que la finance a fini par y voir un filet de sécurité à toute épreuve. C’est peut-être à la suite de l’éclatement de la bulle internet que le déplorable pli se sera le plus profondément confirmé. Car, passé le temps de l’amortissement de la crise, c’est dans l’orgie continuée de liquidités à bon marché qu’aura pris naissance... la crise suivante, celle d’aujourd’hui. Ultime talent : Alan Greenspan est parti pile à temps, alors que la fête battait son plein et juste avant que les lampions ne dégringolent. On aurait dû avoir la puce à l’oreille du tombereau d’éloges déversé par Wall Street au moment où il a tiré sa révérence...
5. 2007, ou la rébellion avortée du banquier central

Mais avec Ben Bernanke (8), c’est autre chose. La finance glapit qu’elle s’étrangle, et il ne fait rien. Ambiance hargneuse sur CNBC (9) : des mieux costumés de la place aux plus vulgaires des marchands de soupe financière (10), tous ont l’écume à la bouche à mesure que Ben Bernanke résiste à leurs injonctions de baisser les taux. Ah ces têtes allongées, distordues, grimaçantes, éructantes ! La bonne petite baisse des taux qui était quasiment devenue un acquis social de la finance n’est pas au rendez-vous. On ne les avait pas prévenus que la chose pouvait s’interrompre un jour, et si au moins on le leur avait dit, peut-être auraient-ils arrêté la java un peu plus tôt. Mais là, sans même un mot d’avertissement, il y a presque atteinte aux droits de l’homme et de l’investisseur, et ces messieurs sont furax.

Il faut prendre ces pitreries et ses démonstrations furibardes au sérieux. Wall Street est très mécontente et ce mécontentement n’a rien de superficiel. Il est le signe qu’un combat de titans s’est engagé dès les premières heures de la crise. L’expression n’est pas exagérée car les forces en présence sont effectivement gigantesques. D’un côté la finance et les sommes faramineuses qu’elle met en mouvement, les risques colossaux qu’elle prend pour elle-même et qu’elle fait courir du même coup à toute l’économie ; de l’autre le banquier central qui a le pouvoir de lui infliger de sérieux dommages... ou le devoir de venir à sa rescousse. Or la grande nouveauté dans ce paysage stratégique, c’est que M. Bernanke n’a pas d’abord semblé décidé à laisser reconduire en l’état le rapport de force, ou plutôt de servitude, dont il a hérité de son prédécesseur. Bien conscient, comme Alan Greenspan en son temps, que les premiers coups sont décisifs, Ben Bernanke a manifestement saisi l’opportunité offerte par cette crise pour renouer à chaud et aussi violemment que nécessaire un autre rapport avec les marchés. Ainsi l’épreuve de force s’est-elle ouverte, avec sans doute pour arrière-pensée de la part de M. Bernanke que la révision en profondeur des habitudes de la finance ne peut passer que par un événement cuisant.

Mais quelle est exactement la marge de manœuvre stratégique dans cette guerre de mouvement, et jusqu’où Ben Bernanke peut-il aller dans l’affrontement sans mettre en péril des choses autrement plus graves que sa propre réputation en construction ? Car l’aléa moral et la prise d’otage qui en résulte ne sont pas que l’effet d’un défaut de volonté du banquier central précédent, mais bien celui d’une structure objective d’interactions telle qu’elle s’impose à tous. M. Bernanke est le dernier à l’oublier, c’est pourquoi il tente de conduire au plus fin sa propre stratégie au milieu des tensions contradictoires dans lesquelles il se trouve pris. Ce délicat cheminement passe nécessairement par des compromis, quotidiennement ajustables. C’est ainsi que, campant d’abord (11) sur sa position de refus de baisser les taux, mais confronté à l’impératif de maintenir la continuité vitale du crédit interbancaire, Ben Bernanke aura consenti à alimenter le marché monétaire d’un très abondant surplus de liquidités à plusieurs reprises dans la semaine du 9 au 16 août.

Mais combien de temps ce compromis, qui ne lâche pas sur les taux mais cède sur les volumes, pouvait-il durer ? La réponse n’a pas tardé à venir. Le 17 août, la Réserve Fédérale a fini par mettre les pouces et consenti une baisse très substantielle de son taux de réescompte. Il faut croire que le revirement a été négocié dans l’urgence si l’on en juge par le retard à l’allumage de certains des membres du comité directeur, encore sur la ligne initiale de fermeté le matin même, et déclarant que nulle baisse n’interviendrait « sauf calamité »... avant, fait rarissime, d’être formellement démentis par un porte-parole, et que le demi-point tant attendu soit enfin lâché à la finance. M. Bernanke a beau tenter de garder la face en menaçant que ce taux peut de nouveau être relevé à tout moment, la finance lui a incontestablement tordu le bras.
6. Une politique monétaire « dédoublée » pour contrer la spéculation

Le problème de M. Bernanke est qu’il intervenait dans une situation déjà beaucoup trop mûre et où les degrés de liberté avaient presque totalement disparu — un combat quasiment perdu d’avance. A défaut de spéculer sur les meilleures stratégies pour sortir d’un guêpier de ce genre — car le plus probable est qu’on n’en sort pas —, il est donc plus utile de réfléchir dès maintenant aux moyens d’éviter qu’il ne s’en forme un nouveau d’ici quelques années.

Disons d’emblée clairement les choses : la véritable solution en la matière, celle qui doit impérativement demeurer à l’horizon d’une politique alternative, consistera à fermer pour de bon le casino et à mettre les roulettes au feu ! Car il est évidemment de la dernière hypocrisie de vitupérer, index levé à la façon de M. Sarkozy, les aberrations de la finance quand on n’a pas la moindre envie de transformer les structures qui leur donnent invariablement naissance. Mais l’on sait aussi combien cette perspective politique demeure lointaine, notamment dans le cadre de l’Union Européenne qui a eu l’excellent goût de ranger la liberté de mouvement des capitaux dans la « Charte des droits fondamentaux » de son Traité constitutionnel... et dont les tendances idéologiques, aussi bien que les intérêts vitaux de certains de ses membres, le Royaume-Uni notamment, désirent ardemment la déréglementation en général, et celle des marchés financiers en particulier.

Aussi, gardant en tête cet idéal de la re-réglementation radicale de la finance, est-il pertinent de penser tout ce qu’il est possible de faire dès maintenant, à structures constantes, pour mettre des bâtons dans les roues des marchés en folie. L’idée du SLAM (12), comme plafond imposé à la rémunération actionnariale pour désarmer ses exigences sans limite, s’inscrit typiquement dans ce programme de moyen terme. Mais le SLAM ne met bon ordre qu’à l’hubris de la propriété financière, c’est-à-dire au seul compartiment des marchés d’actions. Et il n’aurait été d’aucun secours dans le compartiment des marchés de crédit où la crise actuelle trouve ses origines.

Il est cependant une condition vitale pour ce dernier compartiment — mais elle en fait si générale qu’elle les concerne tous — : il s’agit de sa bonne alimentation en liquidités. C’est le déversement constant de fonds qui est au principe de l’inflation des prix d’actifs. Mais d’où proviennent ces fonds eux-mêmes ? D’abord des épargnes salariales collectées par les grands investisseurs institutionnels (fonds de pension, fonds mutuels (13)), mais aussi — comme si ces premières masses étaient insuffisantes pour bien s’amuser — des liquidités supplémentaires accordées aux divers opérateurs de la finance spéculative au travers des crédits bancaires. Or voilà bien, en cette deuxième source de financement de la spéculation, un point d’appui pour l’action politique, et au moyen de l’un de ses plus classiques instruments : la politique monétaire. Le joyeux délire sur les produits dérivés — en l’occurrence hypothécaires mais ç’aurait pu être n’importe quoi d’autre — n’aurait jamais pris les mêmes proportions s’il n’avait été complaisamment alimenté par des tombereaux de liquidités obtenus du crédit bancaire, lui-même encouragé par des refinancements à bon marché auprès de la banque centrale dont les taux ont été maintenus à des niveaux très bas depuis les premières coupes de 2001-2002 jusqu’à la mi-2004.

On dira d’abord que le crédit bancaire ne fait pas tout à l’affaire puisque le carburant injecté dans les marchés provient aussi, et largement, des épargnes préalablement accumulées. Sans doute, mais au moins n’y est-il pas pour rien ! Et, à concurrence de ses montants propres, il y a là déjà une contribution à l’activité spéculative qui s’offre immédiatement à une régulation coercitive par les prix (les taux). Mais on objectera surtout que si les taux d’intérêt sont relevés pour asphyxier la spéculation, ce sera du même coup toute l’économie réelle qui se trouvera à son tour privée d’air. Objection à coup sûr recevable. Mais pas imparable.

Recevable en effet, puisque les mêmes taux d’intérêt qu’on voudrait assassins pour la finance sont également ceux qui conditionnent le crédit des ménages, des entreprises et qui pourraient bien eux aussi les laisser raides morts. Voilà donc le dilemme dans lequel se trouve empêtrée la banque centrale à l’époque de la libéralisation financière : elle ne dispose que d’un instrument pour deux objectifs. Si elle baisse les taux pour soutenir l’activité réelle, nolens volens elle ouvre ce faisant grand les portes de l’euphorie spéculative. Souhaite-t-elle au contraire contrôler strictement l’inflation des prix des actifs financiers, elle pénalise par là même l’économie réelle qui n’y est pour rien. On sait le choix qu’a fait la Réserve Fédérale sous la présidence d’Alan Greenspan : la croissance réelle et la bulle financière. Mais c’est un calcul à courte vue et qui est voué aux heurts d’un stop and go qu’on croyait disparu depuis les années 1970, mais qui revient sous une autre forme : pendant la croissance la bulle bat son plein... jusqu’à l’effondrement spéculatif dans lequel peut se trouver entraînée l’économie réelle par le canal de la contraction du crédit lorsque les banques, mitraillées de mauvaises créances, arrêtent brutalement les frais et pour tout le monde.

On ne sortira pas de ce dilemme tant que demeurera le déficit d’instruments eu égard au nombre des objectifs. Mais pourquoi, tout simplement ne pas envisager un dédoublement de l’instrument (le taux d’intérêt), dont on réserverait chaque déclinaison à un groupe d’agents spécifiques : un taux pour l’économie réelle, un taux pour les amateurs de montagnes russes spéculatives ? Rien n’empêcherait dès lors de conserver un premier taux d’intérêt dit « économique » pour les agents de l’économie productive, et d’en attribuer un second dit « spéculatif » à l’usage exclusif de la finance de marché. A cette dernière, on pourra donc serrer la vis sans la moindre crainte de conséquences néfastes pour l’économie réelle, avec la perspective d’enrayer avant même qu’ils ne prennent naissance ses emballements spéculatifs, ceci pour le double avantage, d’une part, de sortir le banquier central de ces impossibles situations de prise d’otage — tout simplement en évitant d’emblée que ces situations n’aient la possibilité de se développer — et, d’autre part, de considérablement stabiliser l’environnement de l’activité productive, désormais soustraite à l’alternance bulle-krach.
7. Frapper la finance, préserver l’économie

Mais comment concrètement opérer ? La banque centrale noue avec les banques privées deux sortes de relation de refinancement. Les premières sont strictement bilatérales. Périodiquement, chaque banque privée s’adresse à la banque centrale pour lui soumettre une demande individuelle de refinancement. Il est très possible que cette dernière y réponde en fractionnant son volume accordé en deux, au prorata des encours de crédits respectivement accordés par la banque privée à l’économie réelle et à l’activité financière pendant la période écoulée. Il va sans dire que ces deux volumes de refinancement seront alloués moyennant leurs taux d’intérêt différenciés, le refinancement des crédits à l’économie s’effectuant au taux « économique », celui des crédits à l’activité de marchés au taux « spéculatif », dont rien n’interdit dès lors qu’il soit porté à des niveaux prohibitifs.

Mises à part ces relations bilatérales, il arrive aussi que la banque centrale s’adresse à l’ensemble du marché interbancaire dans lequel elle se comporte comme un intervenant « ordinaire », en achetant ou vendant des titres, c’est-à-dire en détendant ou resserrant la liquidité globale. Dans cette deuxième procédure, dite d’open market, la manœuvre précédente est clairement plus difficile à accomplir puisque la formule du prorata prenait surtout son sens dans un concours individualisé de la banque centrale aux banques privées. On peut imaginer plusieurs sortes de solutions, peut-être un peu grossières et pas parfaitement satisfaisantes pour l’esprit — sachant qu’en même temps il ne s’agit pas non plus d’un concours d’élégance, et qu’en matière de grossièretés, la spéculation s’en autorise bien d’autres... Ainsi par exemple, on pourrait envisager que la banque centrale divise la masse globale de ses concours au marché interbancaire en fonction de la proportion crédits économiques/crédits spéculatifs moyenne réalisée par l’ensemble des banques — avec pour inconvénient que les banques « modérées » (davantage tournée vers l’économie réelle) paieront pour les incartades des autres. On pourrait aussi imaginer que la banque centrale « ré-individualise » ses concours à l’open market. Après tout elle a les moyens de savoir avec qui elle transacte et d’appliquer à chaque interlocuteur le prorata qu’elle lui impose déjà dans la procédure bilatérale.

Nul doute que les amis de la finance trouveront à redire, eux à qui rien n’est possible quand il s’agit de mettre au pas les marchés. Et sans doute la formule avancée ici est-elle encore passablement mal dégrossie. Au moins a-t-elle le mérite de rappeler cette évidence en fait assez simple, et presque tautologique, qu’on ne se débarrassera pas des nuisances faites à l’économie productive par la spéculation sans une forme ou une autre de découplage entre sphère réelle et sphère financière. On pourrait dire d’une certaine manière que ce découplage existe déjà puisqu’on voit plus souvent qu’à son tour la finance euphorique alors que la croissance se traîne et que le chômage grimpe ! Mais ce découplage là est asymétrique : si la finance sait se bien porter quand la production est à plat, l’inverse n’est pas vrai. Et les déboires spéculatifs retentissent trop souvent dans l’économie réelle. Par l’effet propre de l’amnésie historique, à quoi s’ajoute celui de l’intérêt des dominants à l’oubli collectif, on a perdu de vue les dispositifs assez judicieux que le New Deal avait eu la sagesse de mettre en place à la suite du krach de 1929. Le Glass Steagall Act n’y était pas allé de main morte à l’époque... Il y était même allé d’une main très vive puisqu’il avait drastiquement séparé les banques en banques commerciales d’une part et banques dites d’investissement de l’autre, avec interdiction formelle aux premières de s’aventurer dans le champ des secondes, et réciproquement. Ainsi les banques commerciales restaient-elles au contact des agents de l’économie réelle et d’eux seulement, et nul n’avait à redouter qu’un bouillon spéculatif affecte cette activité là. « Interdiction formelle »... des mots qui font rêver, et dont il semble que le sens, pourtant parfois très salubre, ait été totalement perdu de vue. Faut-il que le travail idéologique du néolibéralisme ait été dévastateur pour que les prononcer apparaisse comme une audace suprême. Pourquoi cette hermétique séparation instaurée par le Glass Steagall ne pourrait-elle être refaite aujourd’hui ? N’y va-t-il pas du destin de millions de salariés, comparé aux extravagants bonus de quelques milliers de traders ? Ce que cet acte législatif élémentaire ferait très bien, mais qu’on ne voit pas venir puisqu’il manque l’audace, en fait élémentaire, d’en prendre la décision, la politique monétaire anti-spéculative, en attendant, peut le faire à sa place.

    8. Post-Scriptum. Quelles « prises d’otages » ? Quels « privilégiés » ?

    Comme il est des clous qui méritent d’être bien enfoncés, notamment à l’usage des habituels malentendants, ceux à qui le spectacle des crises financières se succédant ne fait venir aucune idée et qui continuent de trouver la mondialisation heureuse, il est sans doute utile de revenir un instant sur la signification réelle des termes un peu techniques d’« externalité », d’« aléa moral » et de « risque de système », mais dont il est possible de mieux pénétrer le sens, dans le cas présent, en les synthétisant tous sous la catégorie pratique de la « prise d’otage ».

    C’est, redisons-le, qu’on ne voit pas comment nommer autrement cette aptitude, conférée par l’occupation d’une certaine position dans la structure du capitalisme, à lier son sort pour le pire à celui de la totalité des autres agents — car, pour le meilleur, évidemment ceux-là repasseront... On devrait normalement convenir sans difficulté que conserver pour soi-même les immenses profits de la spéculation mais répandre sur tous les désastres du krach, que compter avec un cynisme parfois ouvert sur le secours des autorités monétaires qui devront inévitablement agir pour soi afin d’éviter que ses propres calamités ne deviennent aussitôt celle de la population entière, on devrait convenir, donc, que tous ces comportements sont adéquatement compris dans la catégorie de « prise d’otages ». Aussi la clique éditorialiste, qui n’a jamais assez de voix pour hurler à la « prise d’otages » quand une grève de transport, dont les objectifs se bornent à quelques dizaines d’euros de plus ou quelques heures de moins, gêne les déplacements plus de deux jours de suite, pourrait-elle s’interroger sur les superlatifs à inventer pour qualifier cette situation à peu près aussi invraisemblable qu’inaperçue comme telle, dans laquelle l’infime minorité des parvenus de la finance met le pistolet sur la tempe de corps sociaux tout entiers et menace — armée des moyens objectifs de la menace — de tirer si l’on ne vient pas immédiatement lui éviter la déconfiture. Que la baisse des taux et la rescousse quasi-automatique soient devenues des garanties de fait extorquées par la finance du fait de sa situation stratégique n’empêche pas que seuls la retraite à 60 ans et le Smic soient d’archaïques acquis sociaux. Que les traders se goinfrent à millions pendant la bulle n’empêche pas que ce sont les cheminots et les fonctionnaires les ignobles privilégiés. On se demande parfois d’où vient et combien de temps durera ce mélange de myopie satisfaite et d’imbécillité donneuse de leçons. Il est vrai que l’aristocratie d’ancien régime, du temps où elle menait grand train, disposait déjà de sa classe satellite de curés avec strapontin au banquet et vocation à tout justifier...

Frédéric Lordon.

Finance, Idées, Spéculation

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Frédéric Lordon

Economiste, auteur de La Crise de trop. Reconstruction d’un monde failli, Fayard, 2009.
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(1) Voir Frédéric Lordon, « Finance internationale : les illusions de la transparence », Critique Internationale, n° 10, 2001.

(2) Cf. www.technip.com/fran cais/pdf/Rapport_Bouton%20_FR.pdf (PDF).

(3) NDLR. Le « défaut de paiement », autrement dit l’incapacité à rembourser une dette.

(4) C’est-à-dire une action de refinancement par les principales banques saines de la place.

(5) RMBS pour Residential Mortgage Backed Securities, CDO pour Collateralised Debt Obligations, voir pour une présentation de ces titres et plus largement des mécanismes générateurs de la crise actuelle : Frédéric Lordon, « Quand la finance prend le monde en otage », Le Monde diplomatique, septembre 2007.

(6) Overnight : du jour pour le lendemain.

(7) A l’inverse du marché interbancaire, exclusivement réservé, comme son nom l’indique, aux banques, le marché monétaire est ouvert à des institutions financières non bancaires et à des entreprises, qui peuvent soit y placer leurs excédents de trésorerie soit s’y financer en émettant des titres de dette de court terme.

(8) Ben Bernanke a succédé à Alan Greenspan à la tête de la Réserve Fédérale en 2006.

(9) Chaîne américaine d’information boursière en continu.

(10) Dont Jim Cramer, animateur sur cette même CNBC d’une émission délicatement appelée Mad Money est un des représentants les plus hauts en couleurs.

(11) Ce texte a été écrit le 19 août 2007.

(12) Frédéric Lordon, « Une mesure contre la démesure de la finance : le SLAM ! », Le Monde diplomatique, février 2007.

(13) Dont les versions françaises ont pour noms Sicav et FCP (Fonds communs de placement).

http://www.monde-diplomatique.fr/2007/09/LORDON/15165
« Modifié: 28 février 2010, 01:11:34 am par Jacques »

JacquesL

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Le cadre de la finance internationale doit être radicalement refondu

http://www.telerama.fr/monde/frederic-lordon-le-cadre-de-la-finance-internationale-doit-etre-radicalement-refondu,47277.php

Citer
Frédéric Lordon : “Le cadre de la finance internationale doit être radicalement refondu”
LE MONDE BOUGE - De plus en plus concentré, le système bancaire qui émerge de la crise est encore plus dangereux que le précédent, estime cet économiste pas comme les autres, qui explique dans la première partie de cette interview pourquoi il ne faut rien attendre du G20 de Pittsburgh. Pour Frédéric Lordon, l'unique solution passe par une refonte totale de tout le cadre de la finance internationale.

rédéric Lordon a fait le choix d'une participation rare dans les médias, convaincu qu'il y a moins à gagner qu'à perdre à leur fréquentation, surtout quand on développe, comme lui, une pensée anticonformiste et très structurée contre la déréglementation financière. A la veille d'un nouveau sommet du G20 dont il n'attend rien, cet économiste, directeur de recherche au CNRS, estime que les principaux dirigeants n'ont pas pris la mesure du cataclysme financier de 2008 et qu'il n'est plus temps d'aménager le cadre du capitalisme mais d'en changer. Radical et argumenté.

Un an après la faillite de Lehman Brothers, qui mettait le système bancaire mondial au bord de l'explosion, le G20 se réunit pour la troisième fois en vue d'adopter de nouvelles dispositions pour tenter d'encadrer la finance internationale. Que faut-il attendre de ce nouveau sommet ?
Il est à craindre qu'une fois passé le vacarme de la communication officielle triomphante et de tous ses aimables échos médiatiques, on s'aperçoive de nouveau que les mesures du G20 de Pittsburgh persistent à ne pas être à la hauteur de l'événement. Au point où nous en sommes, la vraie ligne de partage apparaît de plus en plus clairement entre ceux (minoritaires) qui pensent que le choc a été tel que le cadre de la finance doit être radicalement refondu, et ceux qui pensent s'en tirer en lui donnant simplement le nombre minimum de tours de vis. Bricoler dans le cadre ou refaire le cadre : voilà la vraie alternative. Où se situe le G20 dans cette affaire ? Poser la question, c'est déjà y répondre.

“On a créé des mastodontes de la finance
encore plus ‘déspécialisés’ qu'auparavant,
véritables foyers de risque systémique ambulants.”

Le système financier qui émerge de la crise n'est-il pas pire que le précédent, dans la mesure où les banques qui ont survécu forment un oligopole d'établissements financiers encore plus énormes et interdépendants qu'avant, au point qu'aucun Etat ne pourra à l'avenir se permettre d'en laisser sombrer un seul ?
Absolument. Parmi toutes les tares qui ont coproduit le désastre financier et ses suites dans l'économie réelle, il en est deux notoires qui tiennent à la taille des établissements financiers et à leur « déspécialisation ».

La crise de 1929 avait conduit à une stricte séparation des banques de marché et des banques commerciales (c'est le Glass-Steagall Act) pour éviter que les déboires des premières ne contaminent les secondes et ne diffusent leurs effets dans toute l'économie réelle. Le drame de la politique, c'est que même les événements les plus cuisants sont à mémoire déclinante, aussi l'administration Clinton a-t-elle joyeusement abrogé cette disposition alors qu'elle offrait un remarquable pare-feu. Les grandes banques ont été laissées libres de devenir des « supermarchés de la finance » couvrant absolument tous les « métiers », à commencer par la gamme complète des activités de marché. En cas de gamelle, non seulement ces banques mettent en péril la masse de leurs dépôts mais transmettent le choc financier à l'économie réelle via le canal du crédit, resserré à mort pour rétablir au plus vite leur situation financière.

Or, le processus de restructuration d'urgence qui s'est opéré à partir de l'automne 2008 a fait reprendre des banques à l'agonie par d'autres qui l'étaient un peu moins. Résultat, on a créé des mastodontes de la finance (à l'image de JP Morgan Chase/Bear-Stearns/Washington Mutual) encore plus « déspécialisés » qu'auparavant, véritables foyers de risque systémique (1) ambulants, et que leur taille gigantesque abonne dès maintenant au sauvetage public garanti lors du prochain accident. On peut difficilement faire plus catastrophique. A défaut d'une réduction très sévère des activités de marché, la respécialisation est impérative. C'est le minimum de confiner les banques de marché, en prise directe avec ce foyer d'instabilité que sont les marchés de capitaux, et de les tenir à la plus grande distance possible des banques commerciales, dont la « régularité » est vitale au financement de l'économie réelle.

Existe-t-il deux visions de la régulation financière qui partageraient les Etats-Unis et l'Angleterre d'un côté, l'Europe continentale autour de l'Allemagne et la France de l'autre ?
C'est peut-être l'idée en vogue la plus complaisamment diffusée... et la plus fausse. A l'aune de mon critère du « cadre », il n'est pourtant pas difficile de s'en apercevoir. On peut en avoir l'indice à observer avec quelle agitation les dirigeants, Nicolas Sarkozy en tête évidemment, s'efforcent de pousser sur le devant de la scène les questions périphériques des paradis fiscaux et des bonus - au passage, « pousser » ne voulant pas dire « régler ». Ça fait toujours quelques profits rhétoriques et politiques opportunément ramassés et à moindre coût. Certes, les paradis fiscaux et les bonus posent des questions de justice sociale de première importance. Mais la contribution des premiers à la crise est très faible, et celle des seconds, évidemment plus significative, n'est pas pour autant décisive, en tout cas on ne saurait ramener la crise au seul « problème des bonus ». La comédie de la dissension euro-américaine opportunément mise en scène autour de ces sujets secondaires a le bon goût de cacher une convergence fondamentale sur l'essentiel : la préservation du cadre général de la finance de marché, moyennant quelques contraintes supplémentaires de supervision. Or le problème est là : on reste dans le paradigme du « laisser faire et surveiller » alors qu'il faudrait basculer dans celui de l'« interdire et rembobiner ».

“La finance a acquis ce formidable pouvoir
d'écrire ses propres règles du jeu.”

Il n'y aurait donc pas une volonté de faire évoluer le système plus fortement d'un côté que de l'autre ?
Une des grandes raisons qui font obstacle à la transformation du système bancaire tient à l'incroyable confusion qui a mêlé élites financières et élites politiques. Ainsi, la finance a acquis ce formidable pouvoir d'écrire ses propres règles du jeu. Lorsque le conseiller spécial et occulte de Nicolas Sarkozy pour la gestion de la crise financière s'appelle Michel Pébereau, président non exécutif de BNP Paribas, que pensez-vous de la probabilité d'une réforme radicale ? Le cas de François Pérol est plus caricatural encore. Celui-ci est successivement directeur adjoint de cabinet de Nicolas Sarkozy au ministère de l'Economie et des Finances, associé-gérant chez Rothschild & Cie, où il supervise la formation de Natixis, brillante réussite, et le début de rapprochement entre les Caisses d'Epargne et les Banques Populaires, puis secrétaire général adjoint de l'Elysée, où il gère la déconfiture bancaire puis la finalisation du rapprochement Caisses d'Epargne/Banques Populaires... dont il va finalement prendre la présidence, et tournez manège. Pendant vingt ans, bon nombre d'analyses médiatiques ont mis ce genre de choses sur le compte d'une épouvantable singularité française à base de relations incestueuses entre l'Etat et les grandes entreprises. Sauf que c'est pire encore aux Etats-Unis ! Des anciens patrons de Goldman Sachs se succèdent à la tête du Trésor américain, pour y faire la politique de leurs intérêts passés et futurs, et c'est en fait tout Wall Street qui campe au Capitole comme à la Maison-Blanche pour tenir la plume aux rédacteurs des nouvelles régulations.

Pourquoi prôner une réduction drastique de l'espace laissé à la finance dans l'économie mondiale ?
Toute analyse sérieuse constate l'exorbitant privilège de profitabilité dont jouit la finance de marché. Il faut tout de même se souvenir que le taux de rémunération normal du capital, c'est le taux d'intérêt... soit quelques %. Or, le taux de rendement des capitaux propres des grandes entreprises industrielles du CAC 40 tourne déjà à 15-20 %, et celui des départements « banque d'investissement » monte communément... à 40 % ! Est-il concevable que dans une économie croissant et rémunérant le « capital ordinaire » à quelques % se perpétue une telle enclave de profitabilité ? Il ne faut pas aller plus loin pour comprendre que l'industrie financière se battra jusqu'à la dernière goutte de sang pour protéger ce paradis. Il n'est pas de véritable refonte des structures de la finance hors de l'objectif stratégique de la ramener à l'ordre normal de la profitabilité. A voir l'ampleur du chemin qu'il va falloir lui faire parcourir à reculons, on comprend qu'il faille envisager de lui appliquer une action des plus brutale.

“Il faut ramener les banques à des choses
rudimentaires - des produits d'épargne simples -
et peu rémunératrices.”

Vous êtes également un ardent partisan de la « désophistication » de la finance...
Mettre en cause l'innovation financière n'est pas une position aisée à tenir - l'« innovation » : mot sacré qui a partie liée avec le « progrès »... On peine pourtant à trouver des vertus génériques et incontestables à l'innovation financière, tant elle s'est montrée toxique dans la crise présente. La complexité des produits perd jusqu'aux opérateurs eux-mêmes et brouille les évaluations du risque. Il est temps de procéder à une « désescalade » en matière de complexification financière. Il faut ramener les banques à des choses rudimentaires - des produits d'épargne simples, sur livret par exemple - et peu rémunératrices. L'attrait du glamour de la sophistication financière n'est pas pour rien dans la dérive qui a mené à la catastrophe. Le métier de la banque doit redevenir terne et ennuyeux. C'est le seul moyen de le rendre à nouveau stable. Or cette stabilité est impérative car les banques sont dépositaires d'un bien public vital, à savoir la sûreté des dépôts des particuliers. C'est une responsabilité immense qui devrait justifier de sévères contreparties, et notamment celle de ne pas avoir la licence de faire n'importe quoi.

Les mesures prises pour encadrer les bonus en France sont-elles de nature à vraiment les réguler ?
La question est plutôt : pourquoi ces règles seraient-elles mieux appliquées que celles du G20 de Londres, qui étaient déjà supposées être décisives ? La supervision de leur bonne exécution est confiée au régulateur, en l'occurrence la Banque de France. Exercera-t-elle son pouvoir, et avec quelle force ? A voir l'énorme faillite régulatrice dont nous sortons, il y a de quoi être sceptique. A voir également l'admirable constance dans la provocation de la finance, qui verse à nouveau des bonus alors que nous ne sommes pas sortis de la crise et que le scandale est tout chaud, il faut se demander ce qu'il restera de tout ça d'ici quelques années, une fois revenus au « business as usual ». Pour ma part, je suis favorable à une suppression complète des bonus. Aucune des objections mécaniquement opposées à ce genre de proposition ne tient. L'argument du mérite individuel est une fable. La performance des traders dépend bien plus du compartiment de marché où ils se trouvent que de leur génie propre. A la fin des années 90, un trader sur obligations pouvait bien déployer tout son génie, il était voué à gagner infiniment moins que le dernier des lourdauds du « desk actions ». Sitôt digéré le krach Internet, c'est sur les produits structurés et les dérivés de crédit qu'il fallait être pour faire de l'argent. La conjoncture du « mérite » est changeante... Accessoirement, on pourrait s'interroger sur l'existence d'un système de rémunération qui engendre des inégalités aussi faramineuses. Et se demander comment justifier de pareilles rémunérations rapportées à l'utilité sociale de l'industrie financière. Il n'y a pas un ralentissement de croissance depuis vingt-cinq ans, pas une montée de chômage qui ne soit le corrélat d'un accident financier.

“Qu'on garde les plus maladroits des traders,
au moins on devra ne leur confier
que des choses assez simples.”

Après les capitaux, ce sont les traders dont vous voulez organiser l'exode ?
Exactement ! Et même en priorité celui des « meilleurs ». Qu'on garde les plus maladroits, au moins on devra ne leur confier que des choses assez simples. Dès lors qu'on prend la perspective de la désophistication de la finance, l'exode des traders n'est plus un problème, c'est un élément de la solution.

 
“Vous serez bien en peine de conclure
quoi que ce soit des communiqués du G20…”


Vous contestez l’efficacité des recommandations contre les paradis fiscaux adoptées lors des deux précédents G20, celles qui pourraient être prises à Pittsburgh vous semblent-elles plus sérieuses ?
Vous serez bien en peine de conclure quoi que ce soit des communiqués du G20, la question subsidiaire étant toujours : comment s’assurer que les mots trouveront force exécutoire ? Les gouvernements se sont emparés de la question des paradis fiscaux car elle leur paraissait de nature à se refaire une réputation à moindre frais en matière de réorganisation de la finance. Mais, depuis le G20 de Londres, les listes des « juridictions non coopératives » de l’OCDE se sont soudainement allégées, et ceci sur la base de simples déclarations d’intention. Dans le bras de fer qui a opposé l'IRS [ndlr : le fisc américain] à la banque suisse UBS, les services fiscaux américains ont obtenu la communication de 4 000 noms alors qu'il en demandaient 52 000, un chiffre lui-même sans doute largement sous-évalué. En France, on nous agite une liste de 3 000 noms de contribuables. Très bien, j'attends la suite.

 
“La république mondiale n'est pas
exactement à l'ordre du jour…”


De nombreux économistes, comme le Prix Nobel Joseph Stiglitz, appellent à un surcroît de régulation internationale et à la construction d'institutions politiques mondiales capables de contrebalancer le poids de la finance internationale. La solution ne réside-t-elle pas là ?
C'est la nouvelle gentille doxa en matière de mondialisation : la mondialisation économique est allée un peu trop loin un peu trop vite ; il suffit que la mondialisation politique la rattrape et nous donne les bonnes institutions. Malheureusement, c'est ignorer que la construction d'institutions dotées de réels pouvoirs régulateurs suppose des conditions de puissance qu'on ne trouve que par l'adossement à une véritable communauté politique. Or la république mondiale n'est pas exactement à l'ordre du jour. Les appels incessants à la coordination mondiale sont devenus le passeport pour le statu quo ou le compromis a minima - on ne le voit que trop à propos de la finance. Il est donc temps d'oublier cette chimère fuyante d'une mondialisation politique pour trouver des cohérences économico-politiques là où elles peuvent être constituées, c'est-à-dire à l'échelle régionale. De ce point de vue, l'Europe a évidemment une carte à jouer. Elle constitue une zone d'activité financière autosuffisante capable d'adopter unilatéralement un degré supérieur de réglementation financière sans que les capitaux extra-européens qui choisiraient de ne plus s'y investir lui manquent. A voir l'actuelle physionomie de l'Europe, le progrès à accomplir est considérable. Mais, à l'inverse des fantasmes de gouvernement mondial, c'est au moins un chemin dont le commencement est tracé et dont on peut imaginer le terme, et le sens.
.
Propos recueillis par Olivier Milot
Télérama n° 3115

(1) Risque systémique : situation dans laquelle une faillite locale entraîne d'autres faillites avec menace d'effondrement global du système financier.

A lire
De Frédéric Lordon : La Crise de trop, Reconstruction d'un monde failli (éd. Fayard, 304 p., 19 €) et Jusqu'à quand ? Pour en finir avec les crises financières (éd. Raisons d'agir, 220 p., 10 €).

Un excellent article de Frédéric Lordon pour Le Monde diplomatique.

JacquesL

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"A l’automne 2008, il aurait fallu nationaliser tout le système bancaire"
« Réponse #2 le: 28 février 2010, 01:18:13 am »
http://www.telerama.fr/monde/frederic-lordon-a-l-automne-2008-il-aurait-fallu-nationaliser-tout-le-systeme-bancaire,47428.php

Suite de l'interview, message précédent.

Citer
Frédéric Lordon : “A l’automne 2008, il aurait fallu nationaliser tout le système bancaire”
LE MONDE BOUGE - L'analyse de la crise financière par Frédéric Lordon est assez éloignée du discours dominant véhiculé par les médias. Dans la deuxième partie de l’entretien qu’il nous a accordé, cet économiste radical passe en revue les mesures prises par les gouvernements pour lutter contre la crise, propose ses solutions et avoue espérer une… crise politique majeure, seule susceptible de réformer le système en profondeur.

Quelle est votre analyse de la crise financière que nous venons de traverser ?
On peut l’analyser en soi, à condition de ne pas manquer sa dimension épiphénoménale et symptomatique. La crise proprement financière est l’expression, dans la sphère des marchés de capitaux, d’une crise économique structurelle bien plus profonde. Nous vivons depuis vingt ans dans ce qu’on peut appeler, pour faire simple, un « capitalisme de basse pression salariale » ou, pour être plus précis, un capitalisme de déréglementation à dominante financière. Dans cette configuration historique du capitalisme, les entreprises sont en permanence confrontées à la double contrainte des actionnaires et de la concurrence. Il s’ensuit une pression constante sur les coûts, et notamment ceux les plus faciles à réduire : les coûts salariaux. Or, contradiction déjà vue par Marx et Keynes en leur temps, le salaire est le facteur de solvabilisation de la demande. Autrement dit, la faiblesse des salaires pose un problème de sous-consommation chronique. Le néolibéralisme a proposé deux solutions pour répondre à ce problème : 1) allonger la durée du temps de travail (traduction française : « travailler plus pour gagner plus »), 2) faire du crédit aux ménages la béquille permanente de la consommation. Toute l’industrie financière s’est offerte à rendre viable cette trajectoire, notamment à l’aide de la technique de la titrisation, qui a permis de propulser dans l’économie des volumes de crédits supplémentaires astronomiques. La dette des ménages, drogue dure d’un régime de croissance à basse pression salariale, a ainsi été poussée jusqu’à ses dernières limites. L’économie américaine a vécu des années sur ce système avant qu’il n’implose. Aujourd’hui, le taux d’endettement des ménages américains par rapport à leur revenu disponible atteint 120 %. Au Royaume-Uni, il est même de 140 %. C’est du délire. En France, il se situe entre 65 et 70 %, mais a doublé par rapport à 1995, date d’entrée dans un régime de mondialisation franche.

 
“Il y a des paires de claques qui se perdent.”

Le destin des pays occidentaux est-il de vivre au rythme des bulles spéculatives (Internet, l’immobilier...) ?
Tant qu'on ne modifie pas radicalement les structures de la finance, la réponse est oui. En témoigne d’ailleurs la succession quasi métronomique des crises depuis que la déréglementation financière a été lancée, au milieu des années 80 : krach des actions en 1987, crise financière-immobilière du début des années 90, crises du Système monétaire européen de 1992 et 1993, krach obligataire américain et crise des Tesobonos mexicains en 1994, crises financières internationales de 1997 et 1998, krach Internet de 2000-2002, enfin crise des subprimes en 2007... Or, sous la variété phénoménale de ces crises, qui semblent au premier regard toutes différentes les unes des autres, il faut bien voir l’identité profonde des mécanismes à l’œuvre tels qu’il s’expriment, les invariants structuraux des marchés de capitaux déréglementés. Tant que l’action politique ne s’en prendra pas directement à cette structure-là, les mêmes causes produiront les mêmes effets. Et si l’événement « subprime » a été d’une taille exceptionnelle, il ne semble pourtant pas avoir encore suffi pour qu’on en prenne le chemin…

Dans les réponses politiques traditionnelles apportées à la crise (plan de relance, augmentation de la dette publique, soutien aux banques, prime à la casse...), lesquelles vous ont semblé pertinentes et efficaces ?
Dans le registre de l'intervention d'urgence, tout ce qui a été fait était pertinent. Il fallait agir sur tous les fronts : rachat d'actifs pourris, recapitalisation, accès élargi à la liquidité, stimulation budgétaire.

 
“Aux Etats-Unis, il aurait fallu subventionner
les ménages pour leur permettre
de repayer leur dette immobilière.”


Pouvait-il y avoir d'autres modalités d'intervention ?
Oui. La crise a débuté sur un problème de dette immobilière de grande taille mais gérable… si on le prend à temps. Le gouvernement américain a réagi à l’automne 2008 en mettant 700 milliards de dollars sur la table pour soutenir les banques et racheter leurs actifs avariés. Je pense qu’il aurait fallu les utiliser non pas à renflouer les banques directement mais à renflouer les ménages pour renflouer les banques. En d’autres termes : subventionner les ménages en situation de défaut pour leur permettre de repayer leur dette immobilière. Cette solution présentait, à mon sens, trois avantages. Un : elle lissait la charge pour les finances publiques sur les calendriers de paiement des prêts immobiliers – soit entre 20 et 30 ans – au lieu d'avoir à sortir 700 milliards de dollars en quelques mois. Deuxièmement, en restaurant les ménages dans leur statut d'emprunteur solvable, on rétablissait la continuité des flux de paiement sur les dettes immobilières, donc les cash flows des produits dérivés, et par là même on ramenait ces derniers instantanément à leur valeur initiale. Il n'y avait ainsi plus d'actifs avariés et les marchés de crédit retrouvaient immédiatement un fonctionnement normal. Le dernier avantage était politique, et ce n’est pas le moindre : qui ne voit le puissant effet de légitimation d’un plan qui vient d’abord au secours des ménages avant de venir à celui des banques ?...

Pourquoi, le gouvernement américain n'a-t-il pas envisagé ce type d'option ?
Pour une raison simple : dans la culture politique et idéologique américaine, les faillis sont responsables de leur sort, on ne viendra donc pas à leur secours… sauf quand ce sont d'énormes banques. On connaît la formule : « too big to fail » (trop gros pour pouvoir faire faillite) ; elle est en fait implicitement complétée par : « too small to bail » (trop petit pour être sauvé). Des ménages expulsés, Henry Paulson, ancien patron de Goldman Sachs devenu secrétaire au Trésor américain, se fout comme de l’an quarante. Mais il ne peut pas rester insensible au sort de son ancienne maison et de tous ses anciens collègues de Wall Street. On sauvera donc les banques par un mélange inavouable de rationalité économique et de solidarité de classe.

Il faut cependant ajouter autre chose : la solution du renflouement des ménages était à date fraîcheur limitée. Elle cesse d’être pertinente début novembre 2008 au moment où on bascule dans la récession, qui se met à fonctionner comme une redoutable machine à produire endogènement de la mauvaise dette. Il y a là une raison supplémentaire de rendre la contraction du crédit encore plus sévère… et aussi de ne pas s’étonner qu’en dépit des concours publics, les banques soient restées les deux pieds dans le même sabot au moment où on attendait d’elles qu’elles reprêtent : même avec la meilleure volonté du monde, il est rationnel pour une banque agissant isolément de se retenir de prêter dans une conjoncture aussi adverse, sauf à prendre le risque de voir ses nouveaux crédits tourner aussitôt en mauvaises dettes. Surmonter cet effet demandait que toutes les banques recommencent à prêter de manière coordonnée, créant ainsi les conditions d’une reprise globale… et de leur propre succès collectif. Mais, précisément, en économie de marché, il n’existe aucune instance à même de produire une coordination de ce genre. Il n’y a pas trente-six solutions en cette matière : seul l’Etat est en position de produire de la coordination à grande échelle, qui était ici impérativement requise, et dont le marché était incapable. C’est pourquoi, il aurait fallu à l’automne dernier envisager la nationalisation intégrale du secteur bancaire, en vue d’un redémarrage d’ensemble du crédit et d’une sortie rapide de la récession.

Je n’ignore pas les spasmes que suscite immédiatement ce genre de proposition : « L’Etat est incompétent, comment imaginer lui confier la gestion des banques… » Je pose simplement la question suivante : à la lumière de la crise ouverte depuis deux ans, peut-on faire pire en matière de gestion bancaire que le secteur privé ? Je rappelle que l’estimation de printemps du FMI chiffre à 4 100 milliards de dollars l’ensemble des pertes du système bancaire mondial – brillante réussite du triomphal secteur privé, vraiment. J’ajoute cependant que, mesure d’urgence, la nationalisation intégrale du secteur bancaire était à mes yeux une solution transitoire, demandant à être dépassée dans le sens d’une refonte radicale des structures bancaires, en direction de ce que j’appelle un « système socialisé du crédit ».
“Le grand emprunt national ?
C'est de la pure communication plébiscitaire.”


La décision du gouvernement de lancer un grand emprunt national en 2010 vous semble-t-elle pertinente ?
C'est de la pure communication plébiscitaire. En l’état actuel des choses, si l’on veut s'endetter à moindre coût, c'est sur les marchés qu'il faut le faire.

Au 31 juillet, le déficit du budget de l’Etat atteignait 109 milliards d’euros contre 51,3 un an plus tôt, la charge de la dette (1 414 milliards d’euros en juin dernier, source INSEE) coûte elle à l’Etat entre 60 et 70 milliards d’euros chaque année (plus que le produit de l’impôt sur le revenu). Dans ces conditions, le gouvernement ne sera-t-il pas contraint à une hausse des impôts pour faire face à ses engagements ?
La phase aiguë de la crise, à l’automne 2008, ne laissait aucun choix : il était rationnel de transformer une crise de dette privée mortelle tout de suite en une crise de dette publique dangereuse plus tard. Evidemment c’est la finance elle-même, pour le sauvetage de laquelle ces risques de dette publique ont été pris, qui vient maintenant s’en plaindre, et peut-être d’ici quelque temps créer quelque catastrophe dans ce compartiment de marché. Il y a des paires de claques qui se perdent. Pour le reste, on sait bien que la résolution de ce problème n’admet que quatre solutions : couper dans les dépenses, augmenter les impôts, faire défaut ou provoquer de l'hyper-inflation. La plus évidente serait évidemment la mise à contribution sévère de tous les « intéressés », sociétés financières et banquiers-traders enrichis.

Pour la plupart des gens, sortir de la récession, c’est surtout retrouver un travail. Existe-t-il des mesures spécifiques que pourrait prendre le gouvernement pour empêcher que le chômage ne s'accroisse ?
Non. Soit on accepte une refonte radicale du système financier et une transformation profonde des structures présentes du capitalisme, notamment de la contrainte actionnariale et de la contrainte concurrentielle, et on peut espérer mettre sur pied une nouvelle dynamique de la croissance et de l’emploi ; soit on maintient le statu quo et on en sera réduit aux expédients habituels qui n’offrent que des marges de manœuvre de second ordre.

 
“Je nous vois nous installer dans une période
longue de croissance molle
et de chômage durablement élevé.”


L’histoire nous a appris que des sociétés peuvent totalement se déliter sous le choc d’une récession majeure. Ce risque vous semble-t-il d’actualité ?
Plus maintenant. Il faut tout de même rappeler qu’entre le 15 septembre et le 15 octobre 2008, nous sommes passés à deux doigts de la réalisation du risque systémique, qui est, avec l’hyper-inflation, l’événement destructeur maximal. Heureusement les gouvernements ont sorti tout ce qu’il fallait pour nous faire faire deux pas en arrière du bord du gouffre. Pour la suite, je n'ai pas trop cru au scénario de l'effondrement comme en 1929. En Europe, l'Etat providence garde une place importante, et les revenus qu'il verse ont la vertu de stabiliser la demande et de permettre d'amortir les chocs macro-économiques. Mais tous les problèmes du « capitalisme de basse pression salariale » restent pendants, plus encore avec la mise en panne des techniques financières de relais par le crédit aux ménages. C’est pourquoi je nous vois plutôt nous installer dans une période longue de croissance molle et de chômage durablement élevé. Dans ces conditions, si craquements il y a, ils viendront de la sphère politique, et d’un corps social qui n’en pourra plus du cumul inégalités-stagnation salariale-précarisation.

 
“La faillite des médiateurs politiques,
médiatiques, syndicaux est totale.
Les salariés sont abandonnés
sans aucune perspective d’ensemble.”


Cet été, les salariés de Continental se sont moins battus pour l’emploi que pour le montant de leur indemnité de départ. Y voyez-vous une forme de résignation sociale ?
Que pourraient-ils faire d'autre ? On ne peut pas demander aux acteurs d’un conflit local de lutter contre des forces globales écrasantes. Lutter en pratique sur l’enjeu de l’emploi n’a presque plus de sens hors d’une mise en question d’ensemble de la configuration présente du capitalisme, c’est-à-dire d’une analyse globale et d’un projet politique alternatif de même échelle. Mais qui pose le problème en ces termes dans l’espace politique actuellement ? La faillite des médiateurs politiques, médiatiques, syndicaux est totale. Les salariés sont abandonnés sans aucune perspective d’ensemble. Entretemps, ce qu’on leur fait vivre est la source de telles souffrances qu'on fabrique des gens qui n'ont plus rien à perdre. Comme en face, les pouvoirs économiques et politiques restent sourds en pensant, non sans raison cynique d’ailleurs, qu'une fois de plus ils pourront traverser la période en faisant le dos rond, il n’est pas étonnant que des salariés estiment n’avoir pas d’autres choix que d’en arriver à des solutions extrêmes pour se faire entendre. C'est ce qu'on fait ceux de Continental, et ce n’est pas moi qui leur jetterai la pierre. Je pense qu’on verra se multiplier ce type de foyers, la vraie question étant : se trouvera-t-il une force quelconque capable de les organiser, de dégager leur cohérence commune et d’en faire un mouvement de transformation sociale et politique ? Il suffit de poser le problème en ces termes pour se guérir de toute éruption d’optimisme mal contrôlée… Il m’arrive de penser que l’ordre social d’aujourd’hui est tellement verrouillé que sa transformation profonde n’a plus d’autre solution que la crise politique majeure. J’avoue l’avoir espérée au début de l’année, mais l’ébullition de cet hiver est étonnamment retombée. Pour autant, je ne crois pas que le mécontentement ait régressé, bien au contraire. Il attend juste une occasion et des mises en forme politiques pour se manifester à nouveau.

Propos recueillis par Olivier Milot

JacquesL

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Frédéric Lordon : Et si on fermait la Bourse...
« Réponse #3 le: 28 février 2010, 01:21:56 am »
http://www.monde-diplomatique.fr/2010/02/LORDON/18789

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Pour relancer l’économie
Et si on fermait la Bourse...

C’était il y a un peu plus d’un an : les gouvernements secouraient les banques aux frais du contribuable. Mission accomplie. Mais à quel prix ? L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) évalue à 11 400 milliards de dollars les sommes mobilisées par ce sauvetage. Soit 1 676 dollars par être humain... Mais la finance n’est pas qu’affaire de banquiers. C’est aussi celle des actionnaires. Une proposition pourrait ne pas leur plaire : fermer la Bourse.
Par Frédéric Lordon

Pour un peu, le grand spectacle de ces deux dernières années nous l’aurait presque fait oublier : là où la finance « de marché »* (les astérisques renvoient au glossaire), appellation un peu idiote mais il en faut bien une pour faire la différence, semble s’activer dans un univers clos, loin de tout et notamment du reste de l’économie, la finance actionnariale*, celle des propriétaires des moyens de production, campe à l’année sur le dos des entreprises — et, comme toujours, en dernière analyse, des salariés. Il a fallu la « mode du suicide » si délicatement diagnostiquée par M. Didier Lombard, président-directeur général (PDG) de France Télécom, pour offrir l’occasion, mais si peu saisie dans le débat public, de se souvenir de ce dégât quotidien de la finance actionnariale dont les injonctions à la rentabilité financière sont implacablement converties par les organisations en minimisation forcenée des coûts salariaux, destruction méthodique de toute possibilité de revendication collective, intensification épuisante de la productivité et dégradation continue des conditions matérielles, corporelles et psychologiques du travail.

Contre toutes les tentatives de dénégation dont on entend d’ici les accents scandalisés, il faut redire le lien de cause à effet qui mène du pouvoir actionnarial, dont plus rien dans les structures présentes du capitalisme ne retient les extravagantes demandes, à toutes les formes, parfois les plus extrêmes, de la déréliction salariale. Et si les médiations qui séparent les deux bouts de la chaîne font souvent perdre de vue la chaîne même, et ce que les souffrances à l’une des extrémités doivent aux pressions exercées depuis l’autre, si cette distance demeure la meilleure ressource du déni, ou des opportunes disjonctions dont le débat médiatique est coutumier, rien ne peut effacer complètement l’unité d’une « causalité de système » que l’analyse peut très bien dégager .

Si donc la refonte complète du jeu de la finance « de marché », réclamée avec d’autant plus de martiale véhémence par les (...)

Retrouvez la version intégrale de cet article dans Le Monde diplomatique actuellement en kiosques.
Frédéric Lordon.

Economiste, auteur de La Crise de trop. Reconstruction d’un monde failli, Fayard, 2009.

JacquesL

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Frédéric Lordon : Au delà de la Grèce : déficits, dettes et monnaie
« Réponse #4 le: 28 février 2010, 01:26:07 am »
Au delà de la Grèce : déficits, dettes et monnaie

http://blog.mondediplo.net/2010-02-17-Au-dela-de-la-Grece-deficits-dettes-et-monnaie

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Au delà de la Grèce : déficits, dettes et monnaie

mercredi 17 février 2010, par Frédéric Lordon
Table des matières

    * Faux et vrais débats autour de la « dette »
    * Financement des déficits publics : monétaire ou obligataire ?
    * Pertinence économique du financement monétaire
    * Le financement monétaire est praticable… parce qu'il est pratiqué !
    * Les marchés de capitaux, ou la structure d'une tutelle délirante
    * La possibilité du financement monétaire… et ses risques
    * L'architecture institutionnelle du « compromis de financement monétaire »
    * Rendre la politique économique à la démocratie

Du chatoyant spectacle qu’offre la « crise grecque » il est probable que l’élément le plus pittoresque demeurera ce racisme réjoui et déboutonné qui conduit chaque jour spéculateurs et commentateurs, par là parfaitement unis, à nommer sans le moindre scrupule « PIGS » les États dont les finances publiques sont contestées sur les marchés financiers. Portugal, Ireland, Greece, Spain, les trois petits cochons sont maintenant quatre. C’est bien là le genre d’erreur de dénombrement qui en un instant trahit toute une vision du monde : ce sont les bronzés qui sont des porcs — et si l’Irlande a le mauvais goût de contredire le tableau d’ensemble, il suffit de lui substituer l’Italie, mal en point également, pour faire PIGS à nouveau en rétablissant l’homogénéité quasi-ethnique des abonnés à l’indolence méditerranéenne et à la mauvaise gestion réunies.

Erreur de dénombrement en effet, établie par The Economist qui, grand utilisateur de ce subtil humour de salle de marché, dresse pourtant un palmarès international de la déconfiture budgétaire qui le contredit lui-même puisqu’on y voit certes la cochonnaille proliférer, mais pas exactement où il croit. Le Portugal ne va pas bien, c’est entendu (8 % de PIB de déficit)… mais les États-Unis sont à 10,5 %. Heureusement voilà l’Espagne (11,5 %). Hélas doublée par l’Irlande (12 %). Arrive la Grèce, l’affaire doit être dans le sac (12,5 %), les basanés sont les rois. Malheur : c’est le Royaume-Uni qui décroche le pompon (14,5 %). Curieusement on n’a pas le souvenir d’avoir entendu les États-Unis ni le Royaume-Uni traités de porcs. Le Monde, parangon de distinction, s’amuse même de la « mauvaise Grèce » [1] — n’est-ce pas tout à fait spirituel ? La nature humaine est une et partout la même rappelait Spinoza, et le racisme des élites ne le cède en rien à celui qu’il se plaît à dénoncer chez le peuple
Faux et vrais débats autour de la « dette » Retour à la table des matières

Il y a cependant des enseignements plus strictement économiques (et politiques) à tirer de la crise grecque qui n’aurait pas lieu complètement pour rien si, par delà les sauvetages d’urgence, elle permettait de poser à nouveaux frais la question du financement des déficits publics. Peut-être y aurait-il avantage à rappeler préalablement que le problème des dettes publiques n’a pas plus à être sur-estimé que sous-estimé. Par les temps qui courent, la légère asymétrie qui découle du matraquage sans précédent dont ces questions font l’objet rend le second risque très relatif… Contre l’empressement instrumental qui monte en épingle « la dette » (par défaut, et presque par définition, la « dette » est toujours publique…) pour mieux préparer un programme sans précédent de démantèlement de l’État [2], on se doute que le rappel d’une ou deux données de fait ne pèsera pas grand-chose — au moins on aura essayé... Pendant des années, la dette publique belge a gravité autour des niveaux grecs actuels — elle a sensiblement baissé depuis son plus haut de 133,5 % en 1993 jusqu’à 84 % en 2007, avec une remontée sensible, comme tout le monde, du fait de la crise financière à 90 % en 2008. De même l’Italie, revenue de 120 % environ dans les années 1990 à 105 % en 2008, avec un 116 % prévu à fin 2010. Et bien sûr le Japon, insurpassable détenteur du record mondial avec 200 % (!) mais presque aussi systématiquement oublié quand il est question de comparaisons internationales de dettes publiques que les pays scandinaves quand il s’agit d’examiner les taux de prélèvements obligatoires…

À l’évidence, il y a là une brochette de candidats de première force, mais dont aucun ne suscite pourtant ni hystérie médiatique, ni cauchemars d’éclatement de l’euro, ni déchaînement spéculatif — en attendant que ça vienne ? mais alors, pourquoi plus tard et pas maintenant puisque tous les éléments objectifs sont déjà là ? Il y a aussi que, au train où vont les choses, les PIGS se sentiront bientôt beaucoup moins seul dans l’opprobre et que la race des seigneurs (États-Unis, Royaume-Uni, France, etc.) pourrait bien connaître à brève échéance un devenir porcin, avec sans doute des effets d’inconfort sur la stigmatisation vaguement raciste puisque stigmatiser est affaire de différences…

Ajoutons que, par une habitude maintenant solidement établie, le problème de la dette publique est le parfait paravent de celui des dettes privées. Pendant que toutes les années 2000 ont retenti des glapissements à l’impécuniosité étatique, c’est la dette des ménages, notamment immobilière, qui s’accumulait dangereusement et ceci du fait même que lui avait été remise la fonction de tirer la croissance autrement embourbée dans l’insuffisance de demande propre au capitalisme de basse pression salariale [3] — 90 % du PIB aux États-Unis, 100 % au Royaume-Uni tout de même, mais à l’époque trouvés parfaitement sains par tout le monde. Dans un océan d’indifférence ou presque, l’économiste en chef d’UniCredit rappelle que l’hypothèque principale pesant sur la reprise dans la zone euro tient maintenant principalement à la dette… des entreprises, passée de moins de 70 % à presque 100% à la mi-2009 [4] — inintéressant également. Et puis, qui se souvient que l’explosion des dettes publiques est le corrélat direct de la crise financière qu’il faudra bien à jour se décider à rebaptiser de son vrai nom : « crise de la dette privée » ?
Financement des déficits publics :
monétaire ou obligataire ? Retour à la table des matières

Ceci étant dit, et en laissant de côté la situation présente, poser à nouveau, et en toute généralité, la question du financement des déficits est un exercice qui suppose, par construction, d’envisager comme une éventualité toujours possible une situation de « sur-endettement » public, sachant que la chose ne relève d’aucun constat d’évidence mais répond à des critères multiples et n’ayant rien de parfaitement objectif — à la vérité le sur-endettement (public ou privé) ne peut être davantage que pressenti avant, et n’est formellement avéré que lorsqu’on en voit les effets… c’est-à-dire trop tard. Comme beaucoup de « structures » dont la rupture risque d’entraîner des dégâts faramineux et nécessitent par conséquent d’être dimensionnées d’après les contraintes extrêmes — on envisage pour un pont suspendu l’hypothèse de vents d’ouragan et non d’une aimable brise de printemps —, celles de la dette publique — entendons par là l’ensemble des constructions institutionnelles au sein desquelles s’organise leur financement — doivent par principe envisager le cas du surendettement. Or il faut bien dire les choses comme elles sont : une explosion de dette publique échappant à tout contrôle, comme d’ailleurs pour n’importe quelle dette, n’est pas belle à voir. Comment y faire face sans tomber symétriquement dans l’hystérie, ou la comédie intéressée de l’hystérie, qui fait hurler « à la dette publique ! » comme on hurle « au feu ! » alors qu’elle n’est pas un problème au moment où sont poussés des hurlements dont la fonction manifeste est ailleurs, ou bien alors qu’elle ne serait pas un problème si elle était inscrite dans une autre configuration institutionnelle : voilà la question qu’il est utile de se poser en toute généralité.

Le financement des déficits publics s’envisage selon deux solutions polaires : soit le financement obligataire par émission de titres sur les marchés, soit le financement monétaire par ouverture de lignes de crédit de la banque centrale à l’État. Or, depuis la fin des années 1970, la solution du financement monétaire a été intellectuellement rayée. Le déclin de la pensée keynésienne, son remplacement par la doctrine monétariste devenue hégémonique dans le champ de la « science » économique ont conduit à l’idée que : i) les interventions de politique économique de l’État étaient au mieux inefficaces et le plus souvent nuisibles ; ii) parmi celles-ci le maniement de la politique monétaire était pire que tout ; iii) que la lutte contre l’inflation était le seul objectif pertinent de la politique économique, iv) que la meilleure façon de l’atteindre consistait à restreindre la croissance des agrégats monétaires ; v) et qu’une bonne synthèse de tout ce qui précède devait logiquement conclure que le financement monétaire des déficits publics était une sorte de comble de l’horreur à prohiber formellement.

Il faudrait revenir sur le contexte d’ensemble d’où est sortie la loi de 1973, tirant avantage d’une modification des statuts de la Banque de France pour interdire à l’État de se présenter directement à ses guichets pour y escompter ses propres effets (c’est-à-dire les titres de sa propre dette). Cette interdiction n’a pas signifié pour autant, comme on l’entend souvent, la fermeture de toute possibilité d’avance de la Banque au Trésor (art. 19 de la loi 73-7 du 3 janvier 1973 sur la Banque de France), encore moins que l’État renonçait par là à un financement gratuit puisque les avances de la Banque au Trésor, avant comme après 1973, ont souvent été consenties à intérêt. Il est cependant certain que l’interdiction de l’escompte direct de l’État au guichet de la Banque anticipe — et c’est là la chose curieuse dans un pays comme la France, où, en 1973, l’héritage keynésien est encore loin d’avoir été liquidé [5] — le grand tournant en matière monétaire qui ne se produira que plus tard : pratique, aux États-Unis, avec le « choc Volcker » de 1979 [6] ; doctrinal tout au long des années 1980 avec la domination des thèses de la « désinflation compétitive » [7] ; institutionnel avec l’indépendance de la Banque de France en 1993.
Pertinence économique
du financement monétaire Retour à la table des matières

Or la victoire apparente du financement purement obligataire des déficits et la prohibition de leur financement monétaire sont moins absolues qu’il n’y paraît. Il faut tout de même rappeler que la théorie keynésienne en cette matière n’a pas perdu une once de sa pertinence pourvu qu’on sache la lire munie de tous ses codicilles ! Le minimum de l’honnêteté intellectuelle aurait consisté, d’une part, à ne pas la réduire aux usages sommaires qu’en faisaient les gouvernements et, d’autre part, à la créditer d’avoir été capable de penser ses propres conditions d’application. Il est vrai que l’entreprise idéologique du monétarisme, et le poids des intérêts auquel elle offrait une si belle expression, se sont conjugués pour donner de la théorie keynésienne une vision caricaturale, bien faite pour la discréditer plus facilement. Le monétarisme, après plus de deux décennies de règne sans partage, connaissant à son tour quelques difficultés et bien obligé d’assumer son triomphal bilan, le moment n’est peut-être pas le plus mal choisi pour rappeler que, d’un point de vue macroéconomique, le financement monétaire des déficits trouve tout son sens lorsque l’output gap, c’est-à-dire l’écart entre le PIB effectif et le PIB potentiel (la capacité de production) est aussi marqué qu’il l’est actuellement, qui plus est dans une situation où le risque dominant est au moins autant celui de la déflation que de l’inflation. S’il ne s’agit donc pas de dire que le financement monétaire des déficits publics est universellement possible ni d’une parfaite innocuité, il n’est, symétriquement, pas davantage question de le prétendre « toujours et partout » [8] inefficace et fauteur d’inflation. En d’autres termes : ça se regarde. Mais les intérêts à ne pas voir sont si puissants…
Le financement monétaire est praticable…
parce qu’il est pratiqué ! Retour à la table des matières

Ils sont peut-être puissants mais ils sont également passablement abusés car, ironie sans rapport avec des arguments doctrinaux, il se trouve que, contre toutes les catégoriques injonctions à la prohibition, le financement monétaire des déficits publics est en fait largement pratiqué — où l’on verra, si cette tautologie est permise, la preuve formelle qu’il est praticable ! Les traités européens se gargarisent de l’interdiction faite à la Banque centrale européenne et aux banques centrales des États membres de procéder à « l’acquisition directe auprès [des autorités publiques, des autres organismes ou entreprises publics des États membres] des instruments de leur dette » (Traité de Lisbonne, art. 123). Mais comme souvent le diable est dans les détails, et en l’espèce il tient à un mot seulement : « directe ». C’est l’acquisition directe de titres souverains par la BCE qui est interdite. Mais pas l’acquisition tout court. Celle-ci n’est pas seulement possible : elle est quotidienne. Car les titres de dette publique, abondamment détenus par les banques, sont l’un des instruments privilégiés de leur refinancement auprès de la banque centrale. Et pour cause : quoi qu’on daube à leur sujet ils demeurent les plus sûrs, fût-ce en termes simplement relatifs. C’est pourquoi ces titres, les mieux cotés, sont prioritairement éligibles dans la gamme des collatéraux que la banque centrale accepte en contrepartie de ses opérations de prise en pension, pour ne rien dire des acquisitions fermes auxquelles elle procède par ses opérations dites d’open market [9]. Par conséquent, tous les jours, des volumes considérables de titres publics quittent les bilans bancaires privés pour rejoindre l’actif de la Banque centrale qui se retrouve ainsi en avoir fait l’acquisition… mais indirecte et par la médiation de ses procédures de refinancement du secteur bancaire.

Quelle différence entre l’acquisition directe et l’acquisition indirecte, demandera-t-on alors, sous le rapport du partage entre financement obligataire et financement monétaire (qu’on croyait d’ailleurs prohibé) ? La réponse est : aucune. Elle est tellement aucune que même le Trésor français s’en était aperçu dès le début ! Ne fut-il pas le grand ingénieur en 1985-1986 de la déréglementation des marchés financiers, dont on ne rappellera jamais assez qu’elle a été le produit d’une décision politique, mais aussi qu’elle avait précisément pour finalité originelle d’installer les structures du financement obligataire des déficits publics ? Or le Trésor eut si bien conscience que le financement monétaire chassé par la porte revenait inévitablement par la fenêtre (du refinancement bancaire privé auprès de la banque centrale) qu’à l’époque même il renonça sagement à tout objectif de financement monétaire vs. non monétaire… Et pour cause : comme les titres de la dette publique changent de mains à chaque instant du fait des incessantes transactions sur les marchés secondaires, il suffit qu’ils passent d’un investisseur non bancaire à un investisseur bancaire pour changer aussitôt de nature. Au moment en effet où ils deviennent propriété d’une banque, ils deviennent par le fait même de possibles collatéraux pour des opérations de refinancement et, susceptibles de finir acquis par la Banque centrale contre fourniture de liquidité, ils représentent par conséquent un potentiel de financement monétaire de la dette publique – potentiel généralement matérialisé !

L’État, sans doute, n’obtient pas directement de la liquidité auprès de la Banque centrale mais il vend ses titres de dettes à des investisseurs-souscripteurs qui les revendent à des banques privées qui elles-mêmes les cèdent à la Banque centrale… contre liquidité. À la fin des fins il y a bien eu émission de dette publique contre création monétaire centrale, et les aficionados les moins épais du financement obligataire feignent de n’avoir rien vu passer — les plus bêtes n’y ont vu que du feu. Il y a surtout qu’aucune des calamités promises au financement monétaire au son des crécelles ne s’est jamais produite.

Voudrait-on une preuve supplémentaire, mais cette fois-ci à grand spectacle, de la possibilité, et même du bien-fondé, dans certaines circonstances, du financement monétaire, il suffirait d’observer la formidable expansion du bilan de la Réserve Fédérale étasunienne, dans laquelle les acquisitions de bons de l’US Treasury ont pris une part très significative puisque leur volume à l’actif de la banque centrale a grossi de 300 milliards de dollars sur l’année 2009, « l’année du déficit ». C’est donc un bon quart du déficit 2009 qui fait ainsi l’objet d’un financement monétaire de fait, et les inquisiteurs de la rigueur obligataire devront expliquer pourquoi ils s’esquintent à pourchasser l’impie pour des nèfles.
Les marchés de capitaux,
ou la structure d’une tutelle délirante Retour à la table des matières

C’est une chose de restaurer intellectuellement la possibilité du financement monétaire des déficits publics, c’en est une autre de dire qu’il faut y passer séance tenante, en totalité et (surtout) sans en préciser les conditions institutionnelles. Si le financement du déficit prend la forme polaire de l’alternative entre financement obligataire et financement monétaire, alors il va falloir naviguer entre les inconvénients symétriques de : 1) s’exposer à la tutelle des fous (la communauté des investisseurs et ses mouvements d’opinion), et 2) prendre le risque inflationniste, voire hyper-inflationniste, de l’abus des facilités monétaires. Il y a finalement peu à dire à propos du premier écueil dont l’expérience est devenue depuis deux décennies une donnée permanente de la conduite de la politique économique. Peu à dire, donc, si ce n’est que seule la force de l’habitude telle qu’elle a conduit les gouvernants à intégrer la contrainte des marchés financiers comme une seconde nature, peut faire oublier ce qu’il y a de profondément problématique à soumettre les décisions économiques de la collectivité à un tiers — les investisseurs — qui, n’étant nullement partie au contrat social, n’en détient pas moins la capacité de lui imposer certaines de ses clauses les plus importantes. Il faudrait faire la liste des choses rendues obligatoires et des choses rendues impossibles du seul fait de la contrainte des marchés financiers ; d’où l’on ne conclura pas d’ailleurs au caractère rédhibitoire de ces impossibilités, mais simplement à la nécessité de changer les structures pour rendre possibles les choses impossibles dans la configuration actuelle des structures… Au premier rang desquelles précisément les marchés de capitaux déréglementés tels qu’ils constituent la structure déterminant le plus lourdement le partage présent du possible et de l’impossible.

Contre les discours de la normalisation, proclamant l’inexistence de toute alternative, il faut donc rappeler que le partage du possible et de l’impossible renvoie toujours en amont à des structures qui sont elles-mêmes contingentes, c’est-à-dire faites de main d’hommes, et par là susceptibles d’être défaites, afin d’être refaites. Ou pour le dire plus simplement et presque tautologiquement : rien n’est impossible… à condition qu’en soit créées les (toujours possibles) conditions de possibilité. Or, assez logiquement, la contrainte des marchés financiers dominés par les investisseurs ne rend pas grand-chose d’autre possible que la satisfaction des investisseurs. Et toute la vie économique de la collectivité — à laquelle ils n’appartiennent pas — s’y trouve subordonnée et de fait soustraite à la souveraineté de la délibération collective — il devrait y avoir là un motif suffisant d’y réfléchir un peu sérieusement.

Les marchés de capitaux constituent ainsi la forme institutionnelle appropriée pour régler le rapport entre débiteurs et créanciers… selon les seuls intérêts des créanciers. L’appréciation de la qualité des dettes y est entièrement sous leur jugement, et la conduite des débiteurs sous leur commandement. Car la négociabilité (largement spéculative) des titres sur les marchés secondaires a pour effet, en faisant varier leur cours, donc les taux, de modifier en permanence les conditions du service de la dette — comme la Grèce est en train de s’en apercevoir au moment où, les investisseurs « déclarant » qu’il y a un « problème grec », sa prime de risque monte en flèche, alourdit son coût de financement global (à commencer par l’encours de sa dette libellé à taux variable), et aggrave le problème initialement déclaré. Ainsi donc les gouvernements doivent se conformer rigoureusement aux injonctions de la communauté des investisseurs, sauf à voir leurs titres faire l’objet d’une défiance spéculative, leur qualité de signature contestée (plus encore si une agence de notation vient donner sa bénédiction à cette contestation), leur coût de financement accru et leur monnaie attaquée… Et ceci quel que soit le bien — ou (assez souvent) le mal — fondé de ces injonctions.

Il faut bien admettre que l’envie d’utiliser des noms d’oiseaux est difficilement résistible quand il s’agit de qualifier ces comportements spéculatifs et, hors des entreprises de manipulation rampante mais concertée des marchés (comme des fonds spéculatifs peuvent parfois s’y livrer), les divagations collectives des marchés, jusqu’à l’hystérie, donnent l’effroyable spectacle d’un groupe de tarés auxquels ont été remises les clés de la vie financière des États. Mais l’analyse y perd ce qu’y gagne seulement le soulagement biliaire, car on ne peut pas reprocher à des agents économiques de poursuivre leurs intérêts, ici la perception régulière de l’intérêt et le recouvrement du principal, quand bien même ils le font de la manière la plus désordonnée pour eux (il faut alors se demander ce qui détermine ce désordre) et la plus nuisible pour les autres (leurs créanciers souverains et, derrière, les populations). C’est pourquoi il faut sans cesse en revenir aux structures qui installent ces situations et les font irrésistiblement fonctionner — structures qui, dans le cas présent rendent simultanément compte et de l’ingérence du tiers financier dans le contrat social et des conditions délirantes dans lesquelles fonctionne le plus souvent ce rapport de subordination.

De même en effet qu’elles soumettent les États, les structures des marchés de capitaux ont la propriété d’embarquer les investisseurs dans des ruées collectives qui les dépassent, et il est rationnel pour chacun d’eux de suivre un mouvement de défiance, fût-il sans fondement assuré, ceci par la même « rationalité » qui commande de participer à une bulle parce que, dans les deux cas, nul ne peut se mettre seul en travers du marché. Dès lors qu’un tel mouvement est lancé –- et il peut l’être aussi bien par l’effet de la coalescence d’une opinion collective inquiète que par le jeu d’entreprises de déstabilisation spéculative ouverte, à coup de rumeurs dirigées vers une cible qui n’est pas objectivement en situation critique mais suffisamment faible pour rendre crédibles des attaques —, dès lors, donc, qu’un tel mouvement est lancé, ses propriétés puissamment autoréalisatrices convainquent tous les opérateurs de le rejoindre, donc de contribuer à leur tour à l’enchaînement fatal : défiance ? ventes spéculatives ? baisse des cours ? hausse des taux ? alourdissement du service de la dette de l’État attaqué ? dégradation de sa situation financière ? défiance justifiée ex post, etc.

Un opérateur moins idiot que les autres pourrait parfaitement avoir conscience et de l’infernal mécanisme et, le cas échéant, du peu de justification objective qui l’a mis en marche, en n’ayant pourtant pas d’autre choix que de le rejoindre à son tour, car demeurer seul à conserver des titres dont la valeur plonge est un luxe que nul ne peut se permettre. Et pendant ce temps, l’État dont les finances publiques entrent en agonie n’a pas d’autre espoir pour retourner l’opinion collective de la finance que de promettre une livre de chair... Si des structures accumulent des aberrations aussi profondes, on se demande comment résister à la conclusion logique qu’il faut les détruire.
La possibilité du financement monétaire…
et ses risques Retour à la table des matières

Mais pour mettre quoi à la place ? Le financement monétaire est possible, c’est déjà une bonne chose à savoir. Est-il toujours souhaitable ? Est-il toujours sans risque ? Autant il est d’une parfaire irrationalité de refuser les avantages du financement monétaire des déficits quand les conditions macroéconomiques s’y prêtent, autant il ne faut pas perdre de vue les risques que comporte de remettre le robinet monétaire directement dans les mains de l’État. Parler de « l’État » est d’ailleurs encore céder à une abstraction quand la main concrète qui se trouve sur le robinet est celle du gouvernant. Le bonhomme (ou la bonne femme) en question a surtout en vue la prochaine élection et le désir d’avoir la paix d’ici là. Or rien n’est plus simple que le règlement à gros sous des conflits de sociaux surtout quand on a : 1) le robinet à gros sous en libre-accès, 2) pas le courage de taxer ceux qui devraient l’être pour payer les prestations de ceux qui devraient les recevoir, 3) quelques difficultés politiques à l’arbitrage en situation de finances publiques contraintes. Rien n’est plus simple donc, et rien, également, n’est plus irrésistiblement tentant que la facilité de la liquidité, tentation de la puissance monétaire d’autant plus grande qu’elle est sécrétée comme par génération spontanée puisque la monnaie est créée ex nihilo, absolument parlant quand il s’agit de la monnaie centrale, celle dont il est présentement question.

En matière monétaire, il faut donc par principe et a priori suspecter d’abus l’agent (quel qu’il soit, ici étatique) qui en aurait la possibilité. Car la monnaie est un instrument de puissance au service des puissances qui s’en emparent, et l’illimité entre dans le concept même de la puissance qui va toujours au bout de ce qu’elle peut. Aussi ne faut-il escompter aucune modération spontanée de celui qui, hors de tout contrôle, aurait la main sur la création monétaire directe — pas plus de l’État (peut-être même moins…) que d’aucun autre. Or la métamorphose de l’endettement public en abus monétaire n’est pas un très beau spectacle. L’inflation « raisonnable » n’est pas un problème en soi, elle peut même avoir bien des avantages, mais son emballement hyperinflationniste laisse les sociétés dans des états de chaos social qui ne le cèdent en rien au risque systémique de la finance dérégulée. Il n’y a aucune fatalité à la mutation de l’inflation en hyperinflation, simplement un risque réel, et d’autant plus inquiétant que nul ne maîtrise véritablement les processus de cette éventuelle mutation, très largement liés à la dynamique des anticipations et des croyances — typiquement le genre de chose qui ne se régule pas par décret.
L’architecture institutionnelle
du « compromis de financement monétaire » Retour à la table des matières

Il s’agit donc de tenir ensemble et la possibilité rationnelle du financement monétaire (éventuellement partiel) des déficits publics et le risque surplombant de l’abus (hyper)inflationniste (avec les destructions qui s’ensuivent). Comme toujours c’est par l’inscription dans une architecture institutionnelle adéquate que peuvent être agencés les compromis permettant d’accommoder des tendances contradictoires. La seule chose qui soit bien certaine est que la pire des solutions consiste en la remise unilatérale et inconditionnelle du pouvoir de création monétaire à l’État. Le compromis consistera donc nécessairement à agencer un rapport de puissance entre instances à logiques opposées et dont le travail conflictuel-commun permettrait de cerner au plus juste les conditions économiques justiciables d’un financement monétaire.

D’une certaine manière la banque centrale indépendante pourrait typiquement constituer l’une des composantes de cet agencement institutionnel. Mais à la condition expresse (la première mais pas la seule, voir infra) qu’elle admette préalablement la logique du financement monétaire et qu’elle soit débarrassée de toutes les dispositions juridiques qui le lui interdisent (à l’image de l’article 123 du traité européen par exemple). Il faudrait même dire que la possibilité du financement monétaire devrait être la contrepartie sine qua non de l’indépendance ; en d’autres termes que l’idée même de la banque centrale indépendante ne se justifie que du seul fait que la logique de l’indépendance est requise en certains lieux institutionnels du « compromis de financement monétaire ».

C’est donc peu dire que considérer le principe de « banque centrale indépendante » peut avoir de tout autres sens que ce qu’en donne à voir sa réalisation actuelle ! Et il va sans dire également — quoique mieux en le disant — que cette indépendance ne peut être envisagée sans avoir réfléchi préalablement les deux questions de la confiscation du pouvoir monétaire (économique en général) par les « experts » et de l’impérative subordination de la banque centrale (comme de toute institution « indépendante ») à la souveraineté démocratique. Ça n’est pas parce que tout le mouvement néolibéral d’évidement de l’État par des agences indépendantes, régulateurs extérieurs et autres autorités extra-étatiques a eu pour évidente vocation de déposséder le débat démocratique de ses plus élémentaires prérogatives et, par une contre-révolution de principe, de substituer le pouvoir des compétents (généralement incompétents) au pouvoir du peuple (pourtant déjà si édulcoré du fait des mécanismes de la représentation), ça n’est pas, donc, parce que toute l’histoire récente de « l’indépendance » n’a été que la longue déclinaison de cette confiscation que l’idée d’agencer un compromis de politique économique par le jeu délibérément contradictoire entre institutions indépendantes perd son sens et sa possibilité.
Rendre la politique économique
à la démocratie Retour à la table des matières

Un tel compromis précisément suppose des institutions qui, pour faire valoir avec quelque chance de succès leur logique contre celle de l’État, ne doivent pas être entièrement dans la main de l’État. La difficulté vient alors du fait que, pour devoir éviter absolument la confiscation « experte », ces institutions, au moins certaines d’entre elles, n’en auraient pas moins pour tâche spécifique de faire valoir un point de vue qu’on dira technique, celui de l’appréciation de l’opportunité macroéconomique d’un financement monétaire et des conditions de soutenabilité de la monétisation de la dette publique, sans pour autant tomber dans la mythologie mensongère de l’expertise neutre et de l’objectivité a-politique à laquelle le politique n’aurait plus qu’à se soumettre. C’est pourquoi, compromis dans le compromis, celles des institutions en charge de produire ces avis macroéconomiques doivent elles-mêmes réaliser l’équilibre entre un certain degré de technicité, auquel on n’échappera pas, et le rappel du caractère toujours politiquement surdéterminé du discours d’expertise, que ce caractère politique se manifeste par du dissensus (éventuellement non résolu) entre expertises contradictoires au sein même de l’institution, ou bien par des avis d’impossibilité mais toujours référés à la configuration des structures, et en renvoyant explicitement le corps politique à sa responsabilité de les changer ou les garder.

Ce compromis secondaire à passer entre les nécessités hétérogènes de l’appréciation technique et de la décision politique devrait s’exprimer d’abord dans la composition des collèges, notamment par la diversité des points de vue économiques, donc par la diversité de ceux qui nomment les « experts », par exemple d’après des quotas de nominations établis sur une base proportionnelle reflétant la composition des chambres parlementaires et/ou régionales-départementales, base de proportionnalité pourquoi pas étendue aux syndicats représentatifs, voire d’autres associations qualifiées… ou toute autre formule plus ingénieuse que celle-ci — qui, sans beaucoup d’imagination, s’est rendue au plus facile et sans doute au moins enthousiasmant.

Car tout est à inventer et, pour le coup, cette invention institutionnelle étant entièrement politique, elle revient entièrement au corps politique — en tout cas à aucun méta-comité d’experts qui dirait comment organiser les comités d’experts. Nombre des institutions (Trésor, Parlement, Banque centrale, Conseils divers), rapports hiérarchiques entre elles, distribution du pouvoir de décision, modalités de nomination, durée des mandats, alignement ou non sur les mandats politiques, procédures d’accountability [10], etc., tout est à inventer donc, et surtout ceci : à l’opposé des institutions « expertes » d’aujourd’hui qui, pour mieux entretenir l’illusion de leur objectivité, donc de la Science neutre certaine et univoque parlant par leur bouche, s’emploient à ne rien laisser paraître au dehors de leurs débats contradictoires (enfin de ceux que l’homogénéité de leur personnel n’a pas réussi à réduire ex ante), il faut convertir les institutions d’expertise à la logique politique, logique du dissensus publiquement reconnu, du différend non résolu argumentativement, mais tranché politiquement — par les autres instances parties à la structure institutionnelle du « compromis de financement monétaire ».

Une longue marche sans doute : celle qui cherche à rendre au corps politique les abstractions de la politique économique.
Notes

[1] « La “mauvaise Grèce” met l’euro sous tension », Le Monde, 6 février 2010.

[2] Voir mon article dans Le Monde Diplomatique de mars 2010, à paraître.

[3] Voir F. Lordon, Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières, éditions Raisons d’agir, 2008, épilogue, et La crise de trop. Reconstruction d’un monde failli, Fayard, 2009.

[4] Marco Annunziata, « Corporate debt’s role in eurozone recovery », Financial Times, 10 février 2010.

[5] En témoigne par exemple le plan de relance de Chirac, premier ministre de Giscard, d’un impeccable keynésianisme et dont par parenthèses, l’ampleur dépasse celle du plan Mauroy de 1981, seul resté face à la postérité comme le comble de l’égarement de politique budgétaire. Se souvient-on qu’au plus fort de sa relance, le déficit Mauroy avait atteint le gouffre abyssal de… 3,2 % de PIB en 1983, ce qui, à l’époque, n’avait épargné aucune vaticination relative à « la France en faillite », dont on voit qu’elles sont tout à fait autonomes et absolument indépendantes de toute donnée chiffrée.

[6] Paul Volcker, président de la Réserve Fédérale, décide d’élever les taux d’intérêt aussi haut qu’il le faudra pour briser l’inflation – les taux atteindront 18 %... C’est la première application à cette échelle et à cette intensité de la doctrine monétariste.

[7] Voir F. Lordon, Les quadratures de la politique économique, Albin Michel, 1997.

[8] Selon l’expression favorite du monétarisme pour qui l’inflation est « toujours et partout un phénomène monétaire ».

[9] La banque centrale peut d’une part concourir au refinancement des banques en leur offrant des liquidités temporaires à 24 heures ou 48 heures contre dépôt (« mise en pension ») des titres qu’elles ont en portefeuille (titres du Trésor ou effets de commerce de premier rang) et ceci selon des concours individualisés (banque par banque), ou bien, d’autre part, intervenir pour régler la liquidité bancaire globale par des achats (détente) ou des ventes (resserrement) fermes de titres du Trésor dans l’open market.

[10] L’idée anglo-saxonne d’accountability recouvre l’ensemble des voies par lesquelles des responsables institutionnels comparaissent (le plus souvent devant des commissions parlementaires) pour justifier leur action, répondre à toute question et plus généralement « rendre des comptes ».